Le Pr Laurent Vidal revient a El Jadida, du 25 au 27 mai, a l’invitation de l’Alliance franco-marocaine ; il présentera son ouvrage : « Mazago, la Ville qui traversa l’Atlantique-Du Maroc a l’Amazonie- 1769/1783 ».
Notre confrère et ami, Michel Amengual, ex-directeur de France 2 et France 3 l’a interviewé, en exclusivité, pour « Le Matin » avec quelques photos prises a Mazago par Laurent Vidal et jamais publiées au Maroc. c’est, pour nous tous, une découverte exceptionnelle.
– Le Matin : Vous vous rendez, jeudi 25 mai a El Jadida, pour la première fois depuis la publication de votre ouvrage dans lequel vous racontez cette odyssée. Qu est-ce qui vous a incité a vous intéresser a ce pan d’histoire : la déportation d’une population d’un côté a l’autre de l’Atlantique, du continent africain au continent américain ?
Laurent Vidal : Lorsque j ai commencé a m intéresser a l’histoire du Brésil et a la construction de la ville de Nova Mazago, je n’avais pas conscience de cette dimension de déportation de toute une population. Je ne connaissais pas El Jadida non plus. Simplement, en lisant un livre d’histoire sur le Brésil, j avais relevé, dans une note de bas-de-page, qu une ville était née en Amazonie, a la suite d’un transfert de toute une ville venue du Maroc. J avais trouvé cela très étonnant. Ce destin transatlantique de toute une ville n’a depuis cessé de m intriguer et j ai donc décidé d’y consacrer des recherches. Mais au départ, je voulais simplement essayer de reconstruire la vie de Mazago la brésilienne.
Ce n’est que peu a peu que j ai été amené a m intéresser a la vie de Mazagan la portugaise, côté marocain. J ai réalisé, en effet, que c’était un peu rapide de raconter cette histoire de Mazago en négligeant ce que fut la vie dans la forteresse portugaise, de l’autre côté de l’Atlantique. Et plus j avançais dans mes recherches, plus je découvrais que cela avait été un véritable drame humain. Une véritable déportation. c’est a partir de ce moment-la que j ai commencé a repenser mon projet : il fallait raconter cette interminable odyssée.
Et pour cela, il fallait d’abord s’intéresser a ce qu était la vie dans la forteresse marocaine. Quel était le quotidien des populations qui y vivaient ? Pourquoi étaient-elles la ? Comment vivaient-elles, que faisaient-elles, etc.? Ainsi, au cours de mes recherches, j ai été amené a changer de perspectives, en me rendant compte soudain que ce que cachait ce déplacement, considéré au Brésil comme un épisode héroïque, n’était avant tout et surtout qu un long et douloureux drame humain.
– Quelles ont été les principales difficultés que vous avez rencontrées pour mener a bien vos recherches ?
– Il est trivial de dire que la première difficulté était d’ordre financier : pour mener a bien ces recherches, il me fallait me rendre a plusieurs reprises au Maroc, au Portugal et au Brésil, et cela nécessitait un budget conséquent. Car il n’y a pas un dépôt unique d’archives qui conserverait tous les documents sur cette histoire. Ainsi, par exemple, j ai d» aller plusieurs fois a Lisbonne pour travailler dans sept dépôts d’archives différents. Je me suis rendu également au Maroc pour m imprégner des lieux, me rendre compte de ce que pouvait avoir été la vie de ces gens-la.
Je me suis rendu a diverses reprises au Brésil, a Rio de Janeiro, au dépôt des archives nationales, puis a Belém, aux archives de l’Etat du Par ; je me suis rendu par deux fois en Amazonie, a Nova Mazago, qui est un peu le bout du monde. Donc, la difficulté principale a résidé dans l’éparpillement des sources ; j ai cherché aussi, comme un véritable sésame, les registres paroissiaux qui m auraient permis de reconstruire un peu l’histoire des familles, mais je n’ai jamais réussi a les retrouver.
– Comme tout historien, j imagine qu il ne vous a pas été aisé de faire le partage entre le possible et le probable, d’éviter toute surinterprétation ou de combler les points de suspension entre un moment de l’histoire et un autre, surtout lorsque les traces historiques sont menues, ont disparu ou font défaut ?
– c’est cela le travail de l’historien. Dans le sens où combler les points de suspension, les vides n’est pas vouloir reconstituer une continuité historique. Il faut faire avec la discontinuité. Si l’on a des informations sur ce qui s’est passé le 23 mai et le 25 mai, on ne saura jamais ce qui s’est passé le 24 ; et il serait absurde de vouloir dire qu il s’y est déroulé tel événement, car on n’a aucun moyen de le savoir.
Mais en revanche, les points de suspension et les espaces vides nous incitent, nous historiens, a tenter de reconstituer un climat. Et c’est la-dessus que j ai surtout essayé de réfléchir. En tenant compte du fait aussi que les réactions que l’on peut avoir aujourd hui peuvent ne pas correspondre a celles de l’époque. Il faut se garder de jugements anachroniques et d’interpréter a contresens. Mais j ai tenté de restituer un état d’esprit, une certaine sensibilité.
– Cette dimension humaine transparaît d’ailleurs a chaque page de votre livre et tout au long de l’épopée d’une population qui ne s’attendait pas a un tel destin. Pouvez-vous nous résumer, dans ses principales étapes, ce que fut cette odyssée ?
– Tout commence en décembre 1768 lorsque la forteresse de Mazagan est assiégée par une armée réunie par le Sultan Sidi Mohammed, qui a réussi a sceller une alliance entre des tribus berbères et des sultanats arabes. Il a réussi a réunir quelque 120.000 soldats autour de la forteresse, qui est la dernière possession portugaise sur le littoral atlantique marocain, et il envoie un ultimatum au gouverneur de la place lui intimant l’ordre de quitter les lieux.
Le gouverneur demande des renforts au roi portugais pour soutenir le siège ; mais quelques temps après (nous sommes en mars 1769) Lisbonne ordonne d’abandonner la forteresse. Le roi du Portugal explique comment il faut quitter les lieux : il faut négocier une trêve de trois jours, sortir par la Porte de la Mer, et ensuite, il faut miner les portes et notamment la Porte du Gouverneur, celle qui donne sur la terre ferme.
c’est ainsi que les 2000 personnes qui vivent a Mazagan, et parmi elles, de nombreuses familles, vont se retrouver embarquées sur 14 bateaux qui les ramèneront a Lisbonne. A leur arrivée, elles auraient pu croire que c’était la fin de leur aventure. Mais non. Ce ne fut que le début d’une très, très longue odyssée.
Car dès qu ils arrivent a Lisbonne, ces Mazaganais sont avertis que, dans sa grande magnanimité, le roi du Portugal a décidé de leur offrir une nouvelle Mazagan, mais en Amazonie, au Brésil. Et voila qu alors leur destin vacille. Car ils n’ont pas le choix : personne ne peut se soustraire a cette obligation d’aller participer a la construction de la nouvelle Mazagan.
Ainsi, six mois après leur arrivée a Lisbonne, aura lieu une deuxième traversée de l’Atlantique, cette fois en direction de Belém, la capitale de l’Etat du Grand Par et Maranho, en pleine Amazonie. 2000 personnes sont ainsi accueillies dans une ville de 10.000 habitants. Mais avant de s’installer définitivement, elles doivent attendre que leur nouvelle Mazagan ne sorte de terre. Implantée de l’autre côté de l’Amazone, loin de Belém et de tout lieu d’habitation, sa construction est lente : la main-d œuvre est indienne, et il faut aller chercher des matériaux très loin, d’où la lenteur du transfert des populations qui n’intégreront la ville qu au fur et a mesure de sa construction. Les premières familles vont être transférées deux ans après leur arrivée a Belém, en 1771, et les dernières en 1778.
Soit près de 10 ans après leur départ du Maroc. Et évidemment, la réalité de la Nouvelle Mazagan n’a rien a voir avec ce que le roi du Portugal avait projeté pour le repos de ses soldats chrétiens.
– Vous dites que les Mazaganais ne pouvaient se soustraire a l’ordre de leur roi, lors de leur arrivée a Lisbonne ?
– Nous ne sommes pas, a cette époque, en démocratie ni dans une dictature, mais dans une monarchie absolue. Ces hommes-la sont des soldats. Et les soldats obéissent. Et ceux qui ne sont pas soldats, sont des sujets. Et les sujets aussi obéissent. A nouveau, gardons-nous de tout anachronisme, en transposant nos réactions sur ces hommes et ces femmes du XVIIIe siècle. Il y a bien eu quelques tentatives de fuite, mais, malgré la colère, les familles se sont pliées a l’ordre royal.
– Comment ces populations se sont-elles adaptées a leur nouvelle condition ?
– Leur adaptation s’est très mal passée. d’une part, la ville est construite sur une zone de marécages, ce qui suppose la prolifération de maladies transmises par les moustiques ; il y a eu d’ailleurs beaucoup de décès dus a des dysenteries, a la malaria Et puis, le climat équatorial est rude pour les organismes, avec de fortes pluies et une chaleur excessive. Par ailleurs, le Roi a demandé a ces soldats, qui ne savent que manier les armes et faire la guerre, de se transformer en agriculteurs, et de cultiver du riz et du coton.
– Est-ce que certains ont tenté de s’échapper de ce «bagne» ?
– Quelques-uns ont effectivement tenté de quitter les lieux, mais plutôt en usant de ruses. Par exemple, certains ont tenté de se marier avec des personnes n’habitant pas Mazagan, et ont demandé au gouverneur de vivre chez cette personne. Ou alors, quelqu un, déja installé a Mazagan, demandera l’autorisation d’aller a Belém pour régler une affaire et n’en reviendra jamais.
– Y a-t-il eu des Marocains qui, dans la suite des évènements de 1769, sont allés au Portugal et se sont installés au Brésil ?
– Il y en a eu effectivement quelques-uns. Pour ceux que j ai pu identifier, car tous ces Marocains, ayant été convertis, portent des noms portugais. J en ai identifié au moins quatre, dont un jeune qui a 20 ans, qui s’appelle José de Deus, et qui participera aux travaux de construction. Et puis j ai également identifié un couple. Ce qui est intéressant dans ce cas, c’est que cet homme sera le gardien de la prison de Nova Mazago.
– Quelle était la vie au quotidien, dans cette nouvelle ville ?
– Les habitants avaient a faire face a des difficultés de tous ordres. Le climat quotidien était fait de brouilles entre les habitants, qui se battaient pour avoir des maisons ou de la nourriture, brouilles entre les pouvoirs, le pouvoir municipal, le pouvoir colonial, mais aussi le pouvoir métropolitain.
c’est un climat de famine, il n’y a pas beaucoup d’argent. Voire, pas du tout. Une vie sociale réduite a néant. Or, parmi ces habitants, beaucoup ont des titres de noblesse, qui leur ont été remis a la suite d’actions héroïques, et beaucoup savent écrire. Or, cinquante ans après, en 1833, il ne restera pas 40 personnes sachant lire et écrire dans cette ville. Ce qui montre la terrible dégénérescence sociale qu a amenée cette installation en Amazonie.
– Ne pourrait-on pas imaginer un jour, un jumelage entre El Jadida et la Nova Mazago du Brésil ? Que pourrait représenter, d’après-vous, un tel évènement s’il pouvait avoir lieu, une telle passerelle a nouveau jetée entre deux passés, entre deux histoires ?
– Ce n’est pas impossible, d’autant que l’ambassadeur du Maroc au Brésil s’est rendu a diverses reprises en Amazonie dans cette petite bourgade de Mazago, il s’y est rendu en 2002, je crois, et tout récemment, un représentant marocain s’y est rendu également, a l’occasion de fouilles organisées sur le site et qui ont permis de découvrir, sous les fondations de l’église, des ossements d’habitants de Mazagan.
Il y a eu une cérémonie au cours de laquelle ces ossements ont été transférés dans des petits cercueils de verre et exposés dans une chapelle. Ce jour-la, il y avait un représentant du Maroc, un représentant du Portugal et un représentant du Brésil, qui ont pu également assister a une reconstitution de l’arrivée des premiers Mazaganais dans ce village.
– Il est vraisemblable que de longues investigations restent encore a être menées pour ressusciter ce passé et la vie a Mazagan pendant les deux siècles et demi de colonisation portugaise !
– Oh, bien s»r, il y a tout un travail a mener, une discussion a établir entre les historiens, les archéologues et les anthropologues Un travail gigantesque qui nous mènera, j en suis s»r, de découvertes en surprises.
– Durant votre séjour a El Jadida, a l’invitation de l’Alliance franco-marocaine, vous allez donner ce jeudi 25,a partir de 16h, une conférence a l’Université Chouaïb Doukkali ouverte a tout public déja impatient de vous interroger, vous allez visiter également des lieux chargés de mémoire, comme les premiers vestiges d’un site médiéval appelé autrefois Mazighan et découvert récemment par Azzedine Karra, directeur du Centre des études et de recherches luso-marocain et vous allez revoir naturellement la Cité portugaise. Qu attendez-vous de telles rencontres ?
– d’abord, m imprégner un peu plus que je n’ai pu le faire lorsque je suis venu en 2002, de ce qu était Mazagan et de ce qu a pu être la vie de ses habitants a l’époque coloniale. Et de voir aussi comment aujourd hui, a El Jadida, on prend la mesure du destin atlantique de cette ville et des liens qu elle a peut-être avec le Brésil. Et j aurai grand plaisir également a présenter des photos que j ai prises a Mazago-la-brésilienne et qui seront présentées pour la première fois au Maroc.
* Michel Amengual est un ex-directeur de France 2 et France 3, installé a El Jadida
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Que reste-t-il de Mazago Velho
Au début du XXe siècle, vers 1906, il y a eu un transfert de la ville de Mazagan a 30 km de la, vers un autre site appelé Mazaganopolis, et Nova Mazago est devenu Mazago Velho, Mazagan le Vieux. Du coup, la population s’est divisée en deux. Les rares descendants des vieilles familles portugaises sont allés s’installer dans Mazaganopolis, et ne sont restés dans la vieille Mazagan que les descendants des esclaves africains.
Alors, aujourd hui, que reste-t-il de cette ville? Essentiellement deux pans de murs de l’église du XVIIIe siècle. Tout le reste a disparu, englouti, par la forêt et par le sol marécageux ; le climat tropical et humide n’a pas non plus facilité la conservation des demeures de cette époque.
Quant a la ville actuelle, c’est une petite bourgade de 500 habitants, qui vit de l’économie agricole, mais il n’y a pas grand-chose. Il y a cependant beaucoup de fêtes religieuses. Comme dans tous les petits villages brésiliens d’ailleurs. c’est sans doute un héritage de l’époque coloniale, avec une religiosité très exacerbée. Il y a surtout la fête de So Tiago (en l’honneur de Saint Jacques de Compostelle). c’est la fête la plus importante de ce village. c’est une neuvaine, c’est-a-dire qu elle dure neuf jours, et l’apothéose se situe les deux derniers jours, lorsque l’on met en scène des combats entre les Chrétiens et les Maures. d’ailleurs, ce type de représentation de combats entre Maures et Chrétiens est assez courant en Amérique latine. Il ne faut pas oublier que la découverte de l’Amérique s’inscrit dans le mouvement de la Reconquête des couronnes ibériques qui tentent de repousser les Infidèles le plus loin possible, avant d’essayer de les convertir.
Donc, il y a tout cet imaginaire que l’on va retrouver du côté américain, dans tout le Nouveau monde. Seulement, Mazago est s»rement la seule communauté dont l’histoire soit directement issue de ces combats entre Chrétiens et Maures. Et c’est ce qui en fait sa spécificité. d’où l’importance de cette fête. Mais ce qu elle raconte, est une histoire imaginaire, reconstruite, réinterprétée ; d’autant plus que, et c’est le plus étonnant, les organisateurs de ces manifestations ne sont pas les descendants des familles portugaises, mais ceux des esclaves africains, qui n’ont jamais connu le Maroc, naturellement.
Et les spectateurs qui viennent assister a ces manifestations sont les habitants des villages voisins, les gens du fleuve, issus en majorité d’indiens. Peut-être y a-t-il parmi eux quelques descendants des constructeurs de Mazago. Tout cela donne un spectacle étonnant, mais cette fête de So Tiago n’a rien a voir avec ce que fut la triste réalité et le quotidien de ses habitants autrefois.
Propos recueillis par Michel Amengual *
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