Mustapha Jmahri,initiateur des «Cahiers d’El Jadida»: «Une région ne peut pas se construire uniquement sur des lois ou des finances, il lui faut aussi, pour réussir, un socle culturel et historique»
Encouragé par Abdelkébir Khatibi et Guy Martinet, Mustapha Jmahri avait lancé en 1993 son projet éditorial «Les Cahiers d’El Jadida», série de publications dédiées a sa ville. Lauréat du 3èmecycle de l’Institut Supérieur de Journalisme a Rabat, il a d’abord exercé en tant que journaliste pendant une courte période a la RTM a la fin des années 1970 avant d’entamer une carrière d’attaché de presse, pendant une vingtaine d’années, au sein d’un établissement public a El Jadida. Aujourd hui retraité, il poursuivit inlassablement son travail d’écriture autour de la ville d’El Jadida et sa région. Son autobiographie a été publiée en 2012 chez l’Harmattan. Entretien:
L’Opinion : Quelles ont été les premières motivations a l’origine de votre constance dans la recherche du patrimoine local jdidi et doukkali en général?
Mustapha Jmahri : Au début de mon parcours j ai commencé par écrire des nouvelles en arabe surtout dans le quotidienal-Alam. Mais l’idée d’écrire sur l’histoire de la ville d’El Jadida m est venue après avoir constaté que les publications portant sur les grandes villes comme Casablanca et les destinations impériales comme Marrakech et Fès abondaient alors que les petites cités historiques comme El-Jadida et Azemmour ne retenaient pas l’attention des chercheurs. Chose étonnamment curieuse car au temps du Protectorat, une mine considérable d’informations et de détails sur El Jadida et les Doukkala, en général, était produite par des voyageurs, des écrivains et des fonctionnaires du Protectorat, alors qu après l’Indépendance, un manque éditorial flagrant en matière d’histoire locale est constaté. Le catalogue des publications concernant la ville, directement ou d’une façon indirecte, qui était jadis assez fourni ne connut plus de nouveautés pendant plus d’un demi-siècle.
Mais la motivation essentielle m est venue un jour quand je poursuivais mes études supérieures a Rabat dans les années quatre-vingt du siècle dernier. Dans cette capitale universitaire et culturelle par excellence, j ai constaté alors et de visu que les centres d’intérêts des lecteurs n’étaient pas forcément littéraires ou artistiques. Pour de multiples raisons sociales, culturelles et politiques, d’autres tendances plus pragmatiques captaient l’intérêt telles l’histoire, la sociologie, le témoignage, les mémoires et l’étude monographique qui prit un certain intérêt.
D autres raisons renforceront ce constat quand, a la fin de mes études, je retournais vivre et travailler a El Jadida. Dans cette cité, a l’origine bourg agricole et port naturel, alliant ruralité et citadinité a la fois, la tradition de l’oralité primait très amplement sur l’écrit. La génération précédente qui a connu le Protectorat commençait a disparaitre et avec elle disparaissait un pan de notre histoire dont il fallait, au moins, sauver quelques bribes.
Autre élément, après la création de la faculté des lettres d’El Jadida en 1984, les étudiants qui préparaient leur mémoire de licence, sur des aspects de l’histoire de la ville, rencontraient énormément de difficultés pour dénicher une source ou une référence disponible.
Enfin, il y a lieu d’évoquer aussi un choix tout a fait personnel lié a mon attachement affectif a cette ville de mes ancêtres.
Quelles sont les principales difficultés rencontrées dans vos travaux de recherche?
Evidemment, mon parcours personnel, a l’instar de tout chercheur bénévole est semé d’emb»ches. La besogne est d’autant plus rude que le chercheur marocain doit compter sur son effort personnel et sur ses propres moyens.
Je peux résumer ces difficultés en quatre ordres. d’abord au niveau archivistiqueavec absence d’un fonds documentaire local exploitable. Et malgré mes contacts avec certaines institutions locales, telle la Chambre de Commerce et d’Industrie, il était quasiment impossible d’accéder aux archives abandonnées dans les sous-sols fermés. Ce travail de localisation des archives locales et régionales est encore inexistant.Ensuite au niveaudocumentaire: Pour la documentation non disponible dans le commerce, il fallait déployer un certain effort de recherche dans les différents endroits où elle se trouve comme la Bibliothèque Nationale a Rabat, l’Institut d’Etudes Arabes a Rabat, l’ex Centre documentaireLa Sourceet la bibliothèque de la Chambre de commerce aCasablanca.En troisième lieu au matérielavec l’absence d’aides publiques pour soutenir ce genre de publications et de travaux, supposés d’intérêt général.En quatrième lieu au niveau organisationnel: n’étant pas chercheur a plein temps, il fallait concilier entre la mission quotidienne du fonctionnaire (jusqu en fin 2012) et celle dédiée a l’écriture.
Il faut dire aussi que j ai pu surmonter certaines difficultés grâce aux conseils éclairés d’éminents chercheurs tels Guy Martinet et Abdelkebir Khatibi. Khatibi, par exemple, m a conseillé de me concentrer sur le travail plutôt que de s’arrêter devant les obstacles. Il était très conscient que la recherche sur le marginal manquait de bénévoles et que l’intellectuel, dans les petites villes, vivait dans une certaine solitude due au manque de moyens et a l’indifférence de certaines catégories sociales qui ne produisaient rien mais qui refusaient d’acquérir la connaissance.
Quel apport l’histoire locale peut-elle avoir pour le développement régional?
Au niveau du Maroc, l’histoire locale ou la micro-histoire demeure un terrain encore en friche. Le professeur Abderrahmane Rachik affirme que la recherche universitaire et les publications en géné
ral sur l’histoire urbaine marocaine font énormément défaut. Le besoin donc se fait pressant non pas en théoriciens, mais en «main-d œuvre».
L’apport est certainement multiple: participer a l’effort de recherche scientifique par des travaux de première main, contribuer a promouvoir le volet culturel local et régional et aider a l’accumulation d’un savoir sur l’histoire des villes et des régions.S agissantde ce dernier point, il y a la une lacune a combler au moment où le Maroc a érigé constitutionnellement la Région en tant que collectivité locale et que seul le recours a l’Histoire, comme le précise, clairement, l’historienne Amina Aouchar, peut nous aider a construire de véritables Régions.
D autant plus que faire connaitre l’histoire locale c’est pratiquement faire connaitre et enrichir l’Histoire du Maroc en général dans sa diversité et ses spécificités. Cette idée d’ailleurs n’est pas nouvelle, elle a été auparavant affirmée par des intellectuels de la trempe de Mokhtar Soussi, Germain Ayache et Paul Pascon.
Quelles perspectives pour vos travaux et pour l’histoire locale en général?
Il serait intéressant de souligner que l’opportunité de ce genre de travaux et de publications ne se mesure pas uniquement a l’échelle interne, il a également un effet bien sensible au niveau de la prise en compte de la diversité culturelle et du rayonnement externe.
Faut-il rappeler, a titre d’exemple, que certaines de mes investigations m ont permis de mettre a jour la visite d’Antoine de Saint-Exupéry a caïd Tounsi dans la kasbah de Boulaouane en 1927,la révélation de la liste des 80 consuls étrangers a El Jadida en traquant les archives, l’installation de l’écrivaine suisse Grethe Auer a Mazagan en 1898, l’idée d’un musée d’El Jadida qui remonte aux années quarante, etc..
Une région ne peut pas se construire uniquement sur des lois ou des finances, il lui faut aussi, pour réussir, un socle culturel et historique.
mon avis, les travaux en histoire locale, sont a même d’éclairer les politiques de développement locales et peuvent constituer des perspectives en matière de tourisme culturel, d’échange et de partage d’expérience avec les peuples du monde.
Je voudrai conclure que les différents chercheurs marocains qui s’investissent dans l’effort de la recherche locale sont des bénévoles qui aiment leur pays et leur région. Ils font ce travail par conviction sincère et par engagement et non pas pour la fortune ou pour l’obtention d’un grade.
L’Opinion