L Education: Encore un plan!

Pour comprendre le dysfonctionnement de notre enseignement qui a nécessité la mise en place, cette rentrée scolaire (2008/2009), d’un ” plan d’urgence”, afin de rattraper des retards mis sur le compte des précédentes réformes (1), je distingue, dans tout système éducatif public de pays en voie de développement, une multitude de réalités. Je les réduis, dans le nôtre, a deux pour attirer l’attention sur le danger qu encourt tout système qui prend l’une pour l’autre et je leur attribue les dénominations suivantes :

La première est la réalité vraie qui correspond au vécu quotidien des enseignants et des apprenants, sur le terrain, dans leur rapport d’enseignement/apprentissage. c’est le lieu d’interactions directes de facteurs de différents ordres, notamment humains, pédagogiques mais aussi matériels ou économiques, de manifestations des erreurs de fonctionnement de toutes natures. Comme son nom l’indique, c’est cette réalité et elle seule qui reflète l’état dans lequel se trouve le système, loin de toute spéculation ou rhétorique.

La seconde, est la réalité fabriquée, fréquente dans les pays tiers-mondistes où les effets conjugués des démographies explosives, des économies précaires et des gestions imparfaites créent des situations pédagogiques compliquées. Bien évidemment, cette réalité n’existe pas dans les espaces pédagogiques. Elle est plutôt la projection, dans l’avenir, de ce que les responsables souhaitent que la situation devienne. En périodes de crises, les protagonistes de l’éducation y voient une manœuvre pour apaiser les tensions plutôt qu une stratégie pour résoudre les problèmes et contestent qu on la présente pour la vraie.

Au Maroc, dès le lendemain de l’indépendance, la commission de l’enseignement a élaboré dans l’enthousiasme, ce qu il est convenu d’appeler les quatre principes (2). Ceux-ci sont trop ambitieux pour être réalisés, tout au moins dans les délais. Plus de cinquante ans plus tard, leur nature même a évolué et leur approche nécessite dorénavant des révisions radicales. Les marocains ont aujourd hui suffisamment de recul pour admettre, par exemple, que le principe de l’arabisation doit être examiné en rapport avec la conjoncture socioéconomique, que celui de l’unification de l’enseignement doit prendre en compte l’exigence des citoyens en matière de qualité .

D autre part, les responsables successifs de l’Education ont commis souvent l’erreur de sous- estimer les jugements et les alertes qui émanent de l’intérieur du pays et ont toujours attendu pour réagir que ceux-ci soient exprimés par des organismes étrangers tels la Banque Mondiale ou l’Unesco. Ils n’ont aujourd hui d’autres choix que de reconnaître que notre enseignement ne répond pas encore aux exigences de l’efficacité et de la modernité et qu il faut se mettre au travail pour y parvenir. Mais le plan qui s’en est dégagé me laisse sceptique pour une quantité de raisons qu il n’est ni possible ni convenable d’étaler exhaustivement dans le cadre nécessairement restreint de cette réflexion. En quatre volets (3), il présente les problèmes que le ministère envisage de résoudre en priorité, aux alentours de 2012. Ce sont des problèmes réels mais qui ne sont pas nouveaux. Je m étonne même qu ils ne soient pas résolus depuis longtemps déja, au moins partiellement. Il s’agit donc, a mon sens, moins d’un programme d’actions que d’une déclaration d’intentions, reprise et ré exprimée avec la même ardeur que par le passé. Mais si importants soient-ils, ces problèmes ne sont pas plus graves que d’autres qu on n’évoque jamais ou pas assez. Ceux-la sont pernicieux parce qu ils passent inaperçus alors que dans notre réalité vraie, ils causent des préjudices incalculables. J en énumérerai quelques uns.

Au risque de surprendre ou de contrarier, je signalerai pour commencer que notre enseignement ne dispose pas d’une langue d’étude (4) c’est-a-dire, une langue qui permette l’échange en milieu scolaire, la transmission de la totalité des apprentissages, a tous les stades pour assurer la continuité et l’harmonie, une langue outil de travail, c’est-a-dire l’essentiel. Dans beaucoup de pays du monde, ce rôle est attribué a la langue maternelle quand celle-ci est pratiquée sur tout le territoire, dispose d’une grammaire élaborée et d’un mode d’écriture régulier et stable. Dans d’autres, où ces conditions ne sont pas réunies, on recourt a une langue d’emprunt, a une langue étrangère.

Au Maroc, où il y a une pluralité de dialectes maternels, souvent non écrits, le choix a été normalement porté sur la langue arabe classique. Plusieurs facteurs jouent en faveur de cette option. Langue du Coran, langue au passé glorieux, langue commune a tous les arabes, tout la prédispose a être la langue outil d’étude de notre enseignement. Malheureusement, l’arabisation a été conçue dans une logique de passion plutôt que de raison, puis elle a été entreprise dans la précipitation pour s’arrêter en cours de route créant ainsi des situations ingérables pour des générations entières devenues incapables d’entreprendre et de réussir des études supérieures. Cette arabisation, et précisément celle-ci, a laissé notre système sans outil de fonctionnement. Il est par conséquent impératif et urgent de lui en procurer un, sans détours et sans complaisances.

Le second problème concerne les concepts, les méthodes de didactique et de pédagogie qui traversent continuellement nos institutions. Ceux-ci auraient constitué un facteur de diversité et d’enrichissement s’ils étaient adaptés et maîtrisés. Or, ce qu ils préconisent (travail individualisé, abandon de la notation, implication des élèves et libertés de manœuvres de plus en plus importantes aux enseignants) est souvent incompatible avec les spécificités de nos écoles (classes surchargées, surtout en milieu rural, systèmes d’évaluation contraignants, absence d’encadrement en familles et formation continue quasi inexistante pour les professeurs). l’excès d’optimisme des courants “novateurs” fait perdre de vue la vocation de l’école publique (enseignement du savoir établi (5)), la nature et la capacité des élèves issus de milieux socialement et culturellement hétérogènes a réagir aux contenus des savoirs et savoir-faire scolaires et le vrai rôle des enseignants qui consiste, non pas a créer des programmes ou a élaborer des manuels mais a mettre en application les premiers et a faire le meilleur usage des seconds. c’est un rôle d’autant plus important que toute la réussite de l’entreprise pédagogique en dépend.

Un plan de réforme doit, a mon avis, se donner des objectifs réalistes (assurer au plus large public l’accès aux savoirs fondamentaux tels, la lecture, l’écriture, le calcul ,l initiation aux disciplines de base et créer en eux des conduites saines et pratiques) au moyen de pédagogies réalistes et opératoires. Arrivés a l’âge de la maturité cognitive, les élèves ayant acquis correctement les savoirs et les savoir-faire de base parviennent a rattraper tous les retards, a combler toutes les lacunes et même a se surpasser. c’est cela qui explique les brillantes réussites de certaines personnalités issues pourtant de milieux matériellement et culturellement démunis.

Les dysfonctionnements que j ai énumérés, a savoir l’absence d’une langue d’étude et le recours a des pédagogies inappropriées, ont entraîné des problèmes de rendements scolaires qui ont contraint les autorités de l’éducation a adopter, en matière d’orientation, des conduites incompréhensibles.

Un système dans lequel il y a de si grands problèmes ne peut, de toute évidence, produire l’excellence ou l’exiger de ses bénéficiaires. Il ne peut pas non plus leur garantir le niveau de maîtrise de la langue et de la culture françaises qu il requiert pour l’admission dans les institutions de l’enseignement supérieur, en phase avec le monde de l’emploi. Face a cette incohérence, beaucoup d’étudiants sont forcés a l’immigration onéreuse vers des pays plus indulgents. Mais au terme de leur séjour a l’étranger, ils retournent au pays pour revendiquer la reconnaissance de leurs diplômes et les emplois qui leur correspondent. Les paradoxes des responsables débouchent inévitablement sur des situations compliquées et sur des décisions indéfendables :

– Le système sous -estime ceux qu il refoule puisque ceux-ci lui apportent la preuve de leur mérite. Ils leur fait dépenser, a l’étranger, un argent dont le Maroc a grandement besoin.
– Le système se met en situation de s’accommoder avec des cadres qu il a jugés ou jugent encore, selon ses propres critères, en dessous du niveau requis.
– Dans un contexte de rareté de l’emploi, le système lèse ceux qui ont satisfait a ses exigences, justifiées ou non, qui ont été formés sur place pour quelques opportunités et sont, en fin de compte, obligés de les partager avec d’autres.

Un plan de réforme doit éliminer de telles incohérences en mettant en harmonie un critère d’évaluation et un type de formation. Il doit adopter un degré d’exigence raisonnable, défendable et le faire respecter par tous.

Cette énumération de problèmes, de nature pédagogique, n’est évidemment pas exhaustive. J espère qu elle suscitera un débat qui l’enrichira. Je dirais seulement pour conclure que notre école a besoin d’un plan qui la débarrasse de ses incohérences (6), qui lui apprenne a répondre progressivement aux besoins des citoyens et aux attentes de la société. Pour cela, il faut qu elle accepte de composer avec la réalité vraie plutôt que de fabriquer des réalités erronées. Les problèmes dans lesquels elle s’est empêtrée d’une part, et les modes de gestion pour lesquels elle a opté d’autre part, lui ont fait perdre la crédibilité et la confiance dont toute institution a besoin pour fonctionner et pour relever les défis. Ses instruments doivent être opérationnels et ses objectifs réalistes :

– Assurer un enseignement fondamental utile et efficace : (Enseigner a lire, a écrire, a compter et initier a des disciplines et des savoir-faire de base) qui facilite l’intégration plutôt que de provoquer l’exclusion.
– Aider a combattre, par l’éducation, certains fléaux qui minent notre société tels l’analphabétisme, l’irrationnel, l’incivisme ou la corruption. s’ajoute maintenant a ceux la la violence meurtrière.

Un plan de réforme qui se complaît dans “la réalité fabriquée” pour concevoir et élaborer les solutions n’a aucune chance d’aboutir. Il butera inévitablement contre “la réalité vraie” qui lui imposera sa vérité et sa logique. Mais entre temps, il aura fait perdre énormément de temps et énormément d’argent.

NOTES
(1) Depuis la mise en place du « Conseil Supérieur de l’enseignement », des projets de réforme ont été élaborés en 1975, 1985 et 1995. Des projets de « charte nationale » ont été également initiés en 1978, en 1981 et en 1999.

(2) c’est dans le cadre de l’ élan national que se réunit, en février 1957, sous la direction du Président de l’Assemblée Nationale Consultative, la commission de l’enseignement qui devait élaborer les quatre principes qui sont encore a la base des luttes pour l’enseignement : généralisation, arabisation, marocanisation, unification.

(3) Les quatre volets du plan d’urgence :
a- La réalisation effective du principe de l’enseignement obligatoire jusqu a l’âge de 15 ans.
b- l’encouragement et le développement de la scolarisation après l’âge de 15 ans, au niveau du secondaire qualifiant et de l’université.
c- La réalisation de projets susceptibles de trouver des solutions aux problématiques transversales du système de l’éducation et de la formation, notamment en ce qui concerne les ressources humaines. A cet égard, l’attention sera portée sur le rôle du directeur de l’établissement et de l’inspecteur comme encadreurs principaux de l’action éducative, dans le but d’évaluer les différents intervenants qui seront récompensés sur la base de leur efficacité.
d- Le bon fonctionnement du système et sa continuité, a travers des outils de planification et de gestion efficients. Ce volet ambitionne, entre autres, d’améliorer la gestion des ressources financières, garantir leur pérennité, lutter contre les dépenses excessives et mettre en place une comptabilité générale et analytique.

(4) Il y a lieu de faire la distinction entre une langue d’étude ou d’apprentissage ( LA) qui assure la transmission du savoir et du savoir faire scolaires et des langues / objets d’études qui constituent des disciplines programmées a des fins culturelles ou professionnelles. Ces deux types de langues ne sont ou ne doivent être ni concurrents ni exclusifs et si l’unanimité venait a décharger, pour une raison quelconque, l’arabe du rôle de LA, celle-ci devrait normalement occuper une place de choix parmi les langues objets d’études.

(5) l’école ne modifie pas le savoir ni ne le crée. Ceci est le rôle et la vocation d’autres institutions tels associations, académies, instituts de recherches etc.
(6) Je n’ai pas évoqué ici des problèmes d’une autre nature comme :
– La ségrégation pédagogique conséquente a l’actuelle multiplicité de l’enseignement.
– Les vices professionnels apparus chez certains professeurs tels :
– le harcèlement pédagogique qu ils pratiquent sur des parents sans défense, sous la forme d’heures supplémentaires payantes.
– l’indisponibilité, parfois physique, souvent mentale de certains professeurs sur le lieu principal de leur travail ou la transformation de leurs cours en prêches ou en séances de palabres.

Ahmed BENHIMA
Eljadida.com

Auteur/autrice