La femme qui me deconcerta, peinture et discours au Maroc (partie 2)

Les œuvres : Typologie selon le critère des repères.

Maintenant que notre définition est établie, essayons de distinguer des types de peinture. Cette tentative de classification se heurte a un problème. En effet, il y a sur le marché, une telle disparité dans les styles, les techniques et les tendances, il y a autour de cette production une telle profusion de discours qu il paraît impossible d’adopter une classification cohérente et convaincante. Pour une raison de commodité pédagogique, j essaierai le critère de repère. Par repère, j entends toute forme ou représentation identifiable ou signe doté, automatiquement ou par convention, d’un sens. Ce choix n’est sans doute pas gratuit. Il est révélateur d’une attitude culturelle courante qui consiste a s’accrocher obstinément au sens. Donc, en m appuyant sur cette notion, je distinguerai 4 types de tableaux.

Repères explicites

Ce sont les tableaux dans lesquels les repères sont immédiatement identifiés. c’est le cas, notamment, des tableaux figuratifs dans lesquels on reconnaît facilement le modèle reproduit : des paysages, des natures mortes, des portraits etc. c’est un style par lequel ont débuté la plupart des peintres marocains. Ils peuvent être d’une beauté remarquable comme ils peuvent être d’une platitude désolante.

Quand on aime cette peinture, on évoque l’adresse du dessin, l’habileté de la coloration et les marques des détails. Les sentiments qu elle suscite sont l’admiration et l’émerveillement devant une réalisation qui rivalise avec un appareil photos. Dans ce cas de figure, il n’ y a lieu d’évoquer aucune prise de position par rapport a des questions philosophiques ou politiques.

Repères suggérés

Ce sont tous les tableaux, tous styles et courants confondus, qui se situent entre le figuratif et l’abstrait, disons même qui tiennent de l’un et de l’autre styles.

Ce second type de peinture se caractérise par l’élimination volontaire des détails mais où le modèle reproduit ou auquel réfère l’artiste reste reconnaissable. Le choix des couleurs et leur répartition sur l’espace toile sont destinés a produire des effets spéciaux qui déterminent une phase du parcours du peintre et a dégager des sentiments qui correspondent a des états d’âme du moment de l’artiste . Je serais tenté de ranger, dans cette catégorie, les tableaux qui se réclament de l’art naïf.

Repères symboliques

c’est un style courant dans l’art pictural arabe en général et marocain en particulier. I artiste veut revendiquer une identité religieuse (signes calligraphiques sacrés) ou nationale (formes géométriques empruntés a l’artisanat de la tapisserie ou de la bijouterie) ou continentale (emprunts a l’art négro-africain). Les supports et la matière peuvent participer a cette fin (cuir, le henné)
Le déchiffrage de ces symboles nécessite l’initiation a la culture a laquelle réfère l’artiste.

Repères effacés

Lorsque l’artiste opte pour l’effacement des repères, il s’inscrit automatiquement dans l’art dit abstrait, il décide d’abolir toutes les conventions qui se rapportent aux supports, aux thèmes, aux couleurs etc.
Alors se pose inévitablement la question suivante :

Qu est-ce que ça représente?

Parmi les différentes évolutions, aujourd hui encore, l’abstraction reste la plus mal acceptée par le public non connaisseur, car un tel tableau ne “représente” rien, ce qui parfois choque le go»t, les habitudes, la formation ; une œuvre abstraite doit en effet s’aborder dans un esprit différent des œuvres figuratives.

Il existe des gens pour qui une oeuvre d’art ne serait que source d’émotions. Elle n’existerait que par l’émotion qu elle procure. Dans cette optique un tableau abstrait n’apporte rien, aucune émotion, c’est ailleurs qu il faut chercher.

A partir du moment où la photographie permettait de représenter le réel, une réflexion était devenue quasi inévitable. Avant la photographie, dans la civilisation occidentale, des spécialistes de la peinture avaient codifié le “BEAU TABLEAU”. Un “beau tableau” doit posséder telle et telle caractéristique. Avantage, ceci permet de peindre de “beaux tableaux”, mais il y a un inconvénient, c’est que tous les peintres peignaient de “beaux tableaux” qui se ressemblaient et qui en plus risquaient de ressembler a des photographies. Alors certains peintres se sont demandés qu est-ce qu on pourrait faire bouger ou supprimer dans les caractéristiques en question pour faire des tableaux un peu différents et peut-être beaux ou laids, on verrait ensuite? La démarche est simple, il suffit de faire la liste des fameuses caractéristiques d’un beau tableau académique, puis de tester ce que ça donne si on en laisse tomber une ou deux. Par exemple un tableau académique doit être
– Une toile,
– Rectangulaire,
– Bien tendue,
– Avec des couleurs dessus,
– Représentant une partie du réel
– La peinture est appliquée au pinceau
etc…

Rien que sur cet exemple, sans se fatiguer on trouve 6 caractéristiques, on peut en supprimer certaines, pour tester. Si on choisit de laisser tomber le rectangle, on peut faire une peinture sur un triangle, comme Frank Stella. Si on n’applique pas la peinture au pinceau, on peut la laisser tomber goutte a goutte sur la toile horizontale (dripping de Pollock). Si on choisit d’abandonner la toile bien tendue, on peut peindre sur une toile qui pend comme un rideau, comme le groupe Supports/Surfaces. Si on abandonne la toile, on peut peindre sur une vieille fenêtre, sur un bout d’écorce d’arbre. Si on renonce a représenter une partie du réel, on se lance dans l’abstraction. Si on laisse tomber les couleurs, il reste un fond blanc, la toile, et on peut y peindre un carré blanc, c’est ce que firent Malevitch et Mondrian et bien d’autres au XX° siècle. A ce stade il n’y a peut-être pas de “signification” a ce tableau abstrait, c’est un exercice de laboratoire, un exercice de suppression de telle et telle règle considérée comme une contrainte bridant la créativité de l’artiste, en ce sens peut-être aussi un acte de protestation contre l’académisme. Pour être complet et honnête, il faut tout de même préciser que Malevitch et Mondrian allaient plus loin, ils plaçaient une signification mystique dans de telles toiles, ils pensaient que la contemplation ou la fabrication d’un tel tableau aidait a accéder a un début de contact avec la transcendance, avec quelque chose qui dépasse l’être humain, qui dépasse le réel immédiat. Mais ce n’est pas le cas de tous les artistes abstraits.

Donc en résumé:

L’art abstrait, c’est :

1) expérimentation de relâche de contrainte,
2) manifeste anti-académisme,
3) quête mystique.

Et en conséquence, l’art abstrait ce n’est plus la même chose que l’art figuratif antérieur : abandon plus ou moins poussé de deux objectifs : le beau, l’émotion.

Ce qui n’empêche pas d’atteindre parfois ces objectifs sans les avoir recherchés, comme une sorte de supplément gratuit; un tableau abstrait peut être beau, un autre tableau abstrait peut provoquer une émotion.

(A suivre)

Ahmed Benhima – El Jadida (24/04/2007)

Auteur/autrice