La mendiante

Assise sur un morceau de carton sale, adossée au mur, le visage fermé, les yeux baissés, la main droite légèrement tendue, nue, ouverte, évidemment, tu murmures depuis plus de trois heures maintenant cette même prière : « sadaqa lillah ! Allah yerhame loualidine ! » (« l’aumône, au nom d’Allah ! Qu Allah soit clément envers vos parents ! »). Avec l’autre main, tu caresses la chevelure tranquille de Ahlam qui vient d’avoir quatre ans et qui a fini par s’endormir sur tes genoux.

c’est R himou qui t a aidée a t installer dans cette petite ville côtière qui ne payait pas de mine, mais qui te convenait parfaitement parce qu elle était vivable et tranquille, a ce qu on disait. c’est elle qui t a d’abord trouvé cette chambre qui aurait d» servir de garage. c’est elle encore qui t a aidée a te faire connaître de quelques âmes charitables comme Lalla Hadda et Cherif El Qadri. c’est enfin elle, R himou, qui a voulu partager avec toi ce petit morceau de rue près du guichet automatique de la grande banque. Elle t a dit, ce jour-la, « on ne gagnera peut-être pas grand-chose, mais au moins, nous pourrons papoter un peu pour faire passer le temps ».

Tu sais lire, et même écrire un peu, ton nom, celui de ta fille, de ton père, de ta bienfaitrice. c’est ton mari qui t a appris, quand il était vivant. Il te disait que ce n’était pas normal que tu ne saches même pas lire l’heure. a te faisait rire, ces signes inconnus qui finissaient par avoir un sens autre que celui de traits noirs affublés de pattes, d’antennes et de crochets. Quand tu as réussi a écrire ton nom, toute seule, tu as sauté de joie. Tu aurais voulu sortir dans la rue le crier a tout le monde, que tu savais écrire ton nom, que tu arrivais a lire une adresse sur une l’enveloppe d’une lettre. Arroub riait comme un enfant aussi et ses yeux brillaient d’une joie complice. Il avait cessé de se moquer de toi car il se rendait compte que tu étais vraiment très jeune, une enfant encore, dans la tête et dans le cœur.

« sadaqa lillah ! Allah yerhame loualidine ! ». Que cela est loin ! Que cela semble d’un autre monde, d’une autre vie !

Un soupir profond soulève ta poitrine et tu écrases une larme au fond de ta paupière, parce que tu ne veux pas qu Ahlam se rende compte de quelque chose.

a n’a pas été facile de garder cette place que R himou a accepté de partager avec toi. Beaucoup d’autres mendiantes et mendiants sont venus, ont posé des questions, discuté, proposé des sommes ou des cadeaux, rudoyé, crié. Certains ont même proféré des menaces. Ta protectrice a tenu bon, a eu réponse a tout, a, elle aussi, crié et menacé. Elle a réussi a t imposer et a te faire accepter. l’endroit est rentable, « stratigique », comme disaient certains de ceux qui te le disputaient. c’est a cause de la banque, mais surtout a cause du guichet automatique. Excellent si on veut rester dans le circuit monétaire, pas éjecté, juste un peu dedans, sur la ligne. Garder cette place est une gageure. Le combat est presque quotidien.

« sadaqa lillah ! Allah yerhame loualidine ! »

Quand ils veulent prendre de l’argent, les gens viennent, ils glissent une carte magnétique dans la fente horizontale du grand coffre blanc, regardent les messages qui s’affichent sur l’écran carré, composent des chiffres, attendent encore un peu, mettent encore d’autres chiffres, appuient sur des boutons, leur carte ressort et, quelques secondes plus tard, un petit couvercle noir se soulève et découvre les billets qu il faut retirer : des billets bleus et roses aux numéros de série qui se suivent. Ils prennent délicatement et avec des gestes presque inquiets les billets et les mettent dans les portefeuilles, puis repartent sans se retourner. Quand ils sont en possession de leurs billets magiques, les gens sont subitement, on dirait, frappés de générosité, disponibles et vertueux. Il faut seulement les motiver doucement en mettant de la tristesse dans le regard, de la résignation, de l’humilité et afficher un air désemparé. Les gestes et les traits du visage doivent inspirer l’urgence dans le besoin.

« sadaqa lillah ! Allah yerhame loualidine ! ».

Ne pas trop insister, mais ne pas renoncer facilement non plus : la règle d’or.

Il faut aussi savoir personnaliser la requête. R himou t a appris les procédures et les démarches a suivre : adresser la prière au profit de l’enfant ou de la jeune femme, quand il s’agit d’un couple. A un adulte d’un certain âge souhaiter le pèlerinage. A la jeune fille ou au jeune homme implorer de Dieu la santé et la pérennité de la jeunesse et un visage toujours aussi radieux. Ceux qui sont très bien habillés sont probablement très riches : espérer devant eux que Dieu les fasse encore plus riches et toujours plus généreux (entre nous, les plus riches ne sont pas les plus généreux, mais le dire quand même). Ne pas hésiter devant celui qui vient de retirer un gros paquet de prier qu Allah fasse qu il y en ait encore plus et davantage. Les requêtes sont nombreuses quant a la formulation, mais se ramènent presque toutes a ces quelques cas de figures. Ce qui est essentiel est le pathétique, toute l’expression de déchirement et de brisure qu il est nécessaire de mettre dans la voix. Il faut susciter la pitié, flatter le sentiment religieux et créer la sympathie favorable. R himou insistait beaucoup sur ce dernier point et n’hésitait pas a faire des démonstrations. Cela te faisait rire parce que ça marchait a tous les coups.

« sadaqa lillah ! Allah yerhame loualidine ! ».

Aujourd hui, R himou n’est pas venue et tu es seule avec Ahlam qui, maintenant, dort très profondément. Elle est encore trop jeune pour comprendre ce qui vous arrive. Elle te pose toujours la même question : « quand est-ce que nous rentrerons chez nous où il y a papa ? », a laquelle tu réponds toujours de la même manière : « papa est parti en voyage et quand il reviendra, nous partirons d’ici ». Elle n’aime pas cette réponse et parfois te rappelle que tu as déja dit ça tout a l’heure (elle veut dire hier). Tu te tais alors et lui remets sa poupée entre les mains, mais au fond de toi, c’est noir, noir, noir. Immensément douloureux. Intenable. Di..fficile !

Que cela te semble loin, d’une autre vie !

« sadaqa lillah ! Allah yerhame loualidine ! »

Quatre ans ont suffi pour te vieillir terriblement. Tu ne pensais pas qu un jour tu connaîtrais ça, quand tu étais enceinte de Ahlam et que tu te surprenais a rêver. Tu la voyais devenir juge ou docteur, enfin un de ces métiers qui rapportent beaucoup d’argent, qui mettent a l’abri de la nécessité et qui attirent les honneurs. Tu rêvais que tu la mariais a quelqu un qui l’aimerait et saurait la rendre heureuse. Tu la voyais elle-même devenue mère comblée.

Quatre ans ont suffi pour transformer ta vie en cauchemar. Le départ inattendu de Arroub t a détruite, complètement. Tu étais son bébé, son amante, sa sœur, sa maman, sa confidente, sa complice, son amie, sa femme et il faisait tout pour que le bébé, l’amante, la sœur, la maman, la confidente, la complice, l’amie et la femme soient toutes heureuses, toutes épanouies. Avec rien, ou presque rien. Car il n’était même pas riche. On ne pouvait pas attendre des miracles d’un simple et modeste écrivain public, mais de lui si. Un peu cultivé, très gai et très confiant. Un de ces êtres qui disent : « tout ira mieux demain, puisque aujourd hui ça va mieux qu hier ».

Maintenant tu as d’autres rêves. La vie t apprend chaque jour a placer la barre un peu plus bas. Pourvu qu il ne pleuve pas et qu il ne fasse pas trop froid, pourvu que l’ivrogne qui s’appelle Abderrazaq Ssilissioune ne s’enivre pas trop aujourd hui et ne vienne pas effrayer les clients de la banque, pourvu que les gens soient plus généreux, pourvu que Ahlam ne pose pas encore des questions, pourvu que R himou n’ait pas encore mal aux genoux et au dos ! Ou alors, quand tu es très gaie : que ce serait formidable si, par une espèce de miracle, le gros coffre blanc ouvrait tout a coup sa petite boîte noire et laissait passer des liasses de billets bleus aux numéros de série qui se suivent. Ce serait la fin du cauchemar qui dure depuis quatre ans. La vie reprendrait comme avant, avec Arroub en moins hélas, mais quand même.

« sadaqa lillah ! Allah yerhame loualidine ! »

Ce qui te fait mal, c’est quand les gens ne te voient même pas, comme si tu étais transparente, comme si tu n’étais pas la. c’est douloureux car tu as le sentiment de ne pas exister ou d’être comme un morceau de trottoir. Ils viennent avec leurs sacs en matière plastique pleins de choses a manger ou de vêtement neufs, insèrent la carte magnétique, composent les chiffres qu on leur demande et repartent avec des billets et pour eux, tu n’es pas la, tu n’as rien demandé, tu n’as pas prié pour qu ils continuent d’avoir santé, richesse, jeunesse et beauté. Pour eux, tu n’as même pas parlé, ni mis de la résignation dans le regard, ni tendu humblement une main qui tremble de froid. Ils n’ont même pas fait attention a Ahlam qui leur souriait. Ce qui te fait mal aussi, c’est quand ils éloignent leurs gosses bien habillés et propres pour qu ils ne soient pas touchés par ta petite Ahlam. Tu penses qu ils sont cruels, mais tu ne pourras jamais le leur dire. Tu te maudis toi-même et ravales tes larmes pour que ta fille ne s’aperçoive de rien.

Que cela est réel et dur face a ce qui était beau et qui est maintenant loin, dans un autre temps.

« sadaqa lillah ! Allah yerhame loualidine ! »

Comme il a été difficile de survivre a Arroub, car tu ne savais rien faire d’autre qu être une femme au foyer. Tu n’avais aucune idée des prix, ne savais même pas où aller pour acheter les légumes et le reste. Tu as commencé par dépenser ce que ton pauvre Arroub économisait et, deux mois plus tard, tu as senti que plus personne ne te viendrait en aide. Vos amis se sont fait rares semaine après semaine. Un jour, tu as constaté qu ils ne te rendaient plus visite, plus aucun d’eux ne venait offrir un petit quelque chose a Ahlam. Tu as alors compris qu ils avaient fini par t oublier, tous les amis, les parents, les proches, les voisins. Arroub leur rendait plein de services, lisait leurs lettres, écrivait a leurs parents, emplissait leurs formulaires, rédigeait leurs doléances ou demandes d’emploi, intervenait souvent pour leur obtenir des renseignements précieux. Il leur prêtait même de l’argent, les réconciliait, les conseillait, les éclairait. Juge, arbitre, avocat, médiateur, consultant, conseiller et frère, il était leur unique secours quand ils étaient dans le besoin. Il était très perspicace et toujours disponible. Avec un peu de chance, il aurait pu devenir justement juge ou avocat. Le destin en a décidé autrement et, a sa mort, ils sont tous venus le pleurer et le regretter et surtout promettre de ne jamais l’oublier et de reconnaître ses bienfaits en prenant soin de sa petite Ahlam. Il leur a fallu moins de trois mois pour tout oublier. Mais tu n’as même pas envie de leur en vouloir : ils ont aussi des enfants et n’ont pas grand-chose a donner. Quant a l’amitié, tu as fini par reconnaître qu elle n’existait plus que dans les livres des enfants, ces livres où les animaux et les objets ont une âme et disent parfois des choses très justes ou très drôles.

Cela aussi est loin dans la vie et maintenant, tu ne connais plus que R himou, la vieille femme de plus de soixante-dix ans que ses douleurs au dos retiennent parfois pendant plusieurs jours a la maison, ce carré de 6 m sur 6 qui aurait d» servir de garage et qui vous abrite toutes les trois, « jusqu a ce que la mort nous sépare », dit-elle.

Il y a aussi cette femme et son mari qui t aident beaucoup, mais tu n’oses pas aller les importuner. Ils sont très généreux, mais tu n’aimes pas déranger et tu as souvent honte de formuler tes besoins, même les plus urgents.

« sadaqa lillah ! Allah yerhame loualidine ! »

Tu ne sais pas comment tu as pu accepter de tendre la main, toi vers qui se sont souvent tendues celles des autres. Tu ne sais pas comment ta voix a pu prononcer un jour ces mots : « sadaqa lillah ! Allah yerhame loualidine ! ». Tu ne sais pas comment tes yeux se baissent maintenant. Quand Arroub est parti, tu as commencé a dépenser ce qu il t avait laissé. Et, un jour, tu as compris que c’était possible de vendre certains objets, tes bracelets en or, le poste de télévision en couleur, le petit réfrigérateur, le magnétophone, un matelas, des vêtements, des ustensiles de cuisine, une table avec des chaises, le ventilateur made in Spain qu on t a offert le jour de ton mariage, d’autres matelas avec les oreillers, le fer a repasser et beaucoup d’autres objets qui avaient moins de valeur, mais dont la vente t a permis de parer au plus urgent. Tu as presque tout vendu presque tout. Il ne te reste plus grand-chose, maintenant, a part ta djellaba encore toute neuve qu Arroub t avait achetée pour le mariage, les vêtements usés de Ahlam, la machine a écrire et les lunettes de soleil. La machine a écrire de Arroub. Les lunettes de soleil que Arroub mettait quand vous alliez faire une petite promenade au bord de la mer, « comme de vrais amoureux ». La machine a écrire qui crépitait sous les doigts de Arroub, quand il lui restait du travail a faire a la maison et qu il s’amusait a accompagner ta chanson préférée « Igri igri igri » de Mohamed Abdelwahab. La machine a écrire que ses mains ont touchée chaque jour. Et les lunettes noires qui le faisaient ressembler a Youssef Wahbi. La machine a écrire !

Que cela est loin dans le temps !

« sadaqa lillah ! Allah yerhame loualidine ! »

Que cela est loin dans la vie, loin de ta vie, pauvre mendiante !

Mohammed Benjelloun
Eljadida.com

Auteur/autrice