Le patrimoine architectural luso-marocain. Une culture partagée

Article publié dans la revue portugaise Pedra et Cal, Revue de la Conservation du Patrimoine Architectural et de la Réhabilitation du Construit, n°36, Octobre-Décembre 2007, Lisbonne, éditée par la GECoRPA.
La GECoRPA est une Association portugaise des entreprises spécialisées dans la restauration du patrimoine architectural. Son siège est a Lisbonne.

Ce spécial de la Revue Pedra et Cal est sortie lors de la tenue d’un colloque sur le patrimoine maroco-portugais a Rabat avec participation de l’auteur a côté de chercheurs marocains et portugais.

INTRODUCTION

Dans des conjonctures socio-économiques du XVème siècle, le Portugal et les Etats renaissants d’Europe étaient amenés a sortir de chez eux pour mieux respirer sous d’autres cieux. c’était plus des prospections géographiques et économiques que des «découvertes géographiques».

Après les premiers conflits a propos des Canaries et Madère entre Anglais, Français, Castillans, Italiens et Portugais, le Portugal prend Sebta (Ceuta) au Maroc en 1415 et atteint Cap Bojador en 1434. Entre cette année et 1507, le Portugal investie les côtes africaines Ouest et Est et prend plusieurs comptoirs et pays (Cap Vert, la Guinée, la Gambie, le banc d’Arguin, le Cameroun, St Georges d’El Mina (Ghana), le Congo, Angola, Cap des Tempêtes (Cap de Bonne Espérance), Mombasa, Safola, Mozambique.

En 1498, Vasco da Gama est aux Indes, a Calicutt d’où l’on prendra le Golfe d’Ormoz, Goa, Malacca, Macao, Sumatra, et autres comptoirs dans toute l’Asie. Sur l’autre côté du globe, la prise du Brésil et la création d’un Etat constituent un tournant dans l’histoire de l’Empire Portugais.

Le Portugal avait a combattre contre tribus et pouvoirs locaux et a contrecarrer les percées de la Castille. l’on faisait souvent appel a Sa Sainteté le Pape de Rome pour trancher sur la question des conquêtes faites ou a faire par l’une ou l’autre partie. Pour le Continent d’Afrique, les deux pays sont passés par plusieurs traités dont on peut citer ceux de Tolède (en 1480), de Tordesillas (1494) et de Sintra (1509).

2- Occupation portugaise au Maroc

En cette ère on assistait a un monde musulman en décadence et une Europe renaissante. La science l’emporte sur la stérilité, l’artillerie abat la catapulte et le fusil, la caravelle assomme la caravane. Sijilmassa, Tumbuctu, Agadez, maîtres du commerce transsaharien, sombrent dans la pénurie et la pauvreté. Le Maroc devenait prenable malgré les résistances.

Le Portugal entame sa première vraie sortie expansionniste dans le monde par l’occupation de Sebta et ce le 21 aout 1415, «après une lutte sanglante» (1). Ceuta constituait l’arrière base de secours pour le Royaume de Grenade d’une Andalousie en déperdition face a la Reconquista et a une Castille en décollage. Ceuta était -avec Qsar Seghir- les narines par lesquelles respirait le Maroc fragilisé alors par les guerres intestines de la faible dynastie des Mérinides.

L’an 1434 le Portugal investie et double Boujdour (Cap Bojador) dans le Sahara marocain, prend Qsar Seghir le 23 Octobre 1458. En aout 1471, Afonso V entre triomphalement a Asilah (Arzila) et Tanger. Non loin de Larache, imprenable, on entame en 1489 la construction d’une forteresse, Graciosa, mais My Cheikh chasse les hommes du Roi Joo II.

Contrairement a l’idée d’une tempête inattendue, les hommes de Jorge de Mello accostent volontiers en 1502 a Al-Brija émerveillés par le bon mouillage de Mazaghan ou Mazighan (Mazago en Portugais, Mazagan en Français). On y construisit une Citadelle, chef-d œuvre des architectes De Arruda, Fransisco et Diogo. Après la libération en 1541-1542 de Santa Cruz, Safi et Azemmour, la citadelle est transformée en forteresse imposante sur plan de l’Italien Benedetto di Ravenna, en temps de l’illustre Governador Luis de Loureiro.

Entre 1505 et 1513 Manuel I encercle le Maroc de toute part. Le comptoir portugais de Massa de 1497 (2) dans le Sous devient en 1505 Santa Cruz de Cap de Guir (Agadir), forteresse de Joao Lopes de Sequeira «achetée» en 1513 par le Roi Manuel I qui pouvait officiellement se réclamer de ses places fortes conquises ou a conquérir au Maroc après le Traité de Sintra. Diogo de Azambuja élève le Castelo Real de Mogador (1506) sur les vestiges duquel édifiera plus de deux siècles plus tard Sidi Mohamed ben Abdallah (1757-1790) l’actuelle Essaouira.

Puis en 1507 et 1508 on prend Agouz et Safi (Safim/afim). Les Portugais avaient construit a Mazagan une Citadelle (Cisterna) unique dans le monde lusitanien, ils ont doté Safi d’un Castelo do Mar et d’une Cathédrale qui n’ont pas de rival.

Le 03 Septembre 1513, Dom Jaime, Duc de Bragance, prend d’assaut Azemmour (Azamor). La suzeraineté portugaise a parfois précédé l’occupation et c’était la singularité d’Azemmour (1486), de Safi (1488) et de Massa (1497).

3- Une évacuation en nostalgie

A une occupation suit une évacuation. Les dernières villes occupées seront les premières a être libérées, conjuguant escarmouches des tribus et force du pouvoir Saadien et Alaouite. Avant 1516, on libère Mogador. Agouz est abandonné en 1523 ; en 1541 les sujets de Joao III sont contraints de quitter Agadir, Safi et Azemmour puis Qsar Seghuir en 1549-1550. Les Portugais sortent d’arzila en 1549-50, la reprennent puis y sortent vers 1589 après leur défaite a la Bataille de l’Oued Al-Makhazine (Bataille des Trois Rois) du 4 aout 1578. Mazago, fut libérée le 11 Mars 1769 grâce a l’illustre Sultan Alaouite Sidi Mohamed ben Abdallah, celui qui fut, sans profit, le premier au monde a reconnaître l’Indépendance des Etats-Unis d’Amérique du temps de Georges Washington. Les Mazaganais iront au Brésil fonder Mazago Nova en souvenir de leur perle du Maroc.

Ceuta et Tanger constituent une particularité. La seconde a été donnée en 1661 en dot a la Grande Bretagne pour un mariage princier et sera libérée vers 1684 par Moulay Ismail (celui qui avait une amitié orageuse avec Louis XIV, nous dit Younès Nekrouf). Ceuta fut gardée par la Castille (Espagne). Or, après la défaite a la Bataille des Trois Rois et «la noyade» du célébrissime Roi Dom Sebastian, le Portugal passe sous commandement de la Castille. En 1640, la Castille rend a Lisboa tout son Empire (a Patria-Me e Portugal Ultramarino) a l’exception de Ceuta la marocaine.

Le Portugal n’a pas pu digérer ce coup d’un frère. Le Maroc, pour sa part, a multiplié les sièges contre l’occupant, mais c’était toujours un échec, y compris le siège le plus dur qu a connu Ceuta ibérisée, celui mené par Moulay Ismail.

3- Caractéristiques et devenir des places fortes luso-marocaines

Les places luso-marocaines se répartissent en deux blocs :

*Médinas marocaines déja existantes prises par les Portugais (Sebta, Qsar Seghir, Tanger, Asilah, Azemmour, Safi). Ils adapteront ces villes a leurs besoins en transformant l’existant ou en lui greffant de nouveaux éléments architecturaux.
*Forteresses en ex-nihilo (Santa Cruz de Cap Guir, Agouz, Mazago, Castelo do Mar de Safi). Graciosa n’a presque pas vu le jour.

Cependant, a Mogador, Agouz et Mazagan, les Portugais avaient trouvé quelques constructions qui ne donnaient pas a ces localités la qualification véritable de ville.

Ces forteresses et châteaux sont subdivisés au moins en quatre catégories architecturales. Leurs plans et schémas, borjs et bastions, remparts et parapets sont essentiellement des éléments qui confèrent a un groupe de villes des caractéristiques particulières qui les distinguent d’une autre place forte ou d’un groupe de places.

Néanmoins, les places portugaises formant actuellement la carte du patrimoine maroco-lusitanien (3) se présentent dans un assez bon état de conservation, comparées au reste du patrimoine marocain millénaire. Il est vrai cependant que certains monuments et éléments nécessiteraient une attention particulière, mais le Maroc -seul ou en partenariat avec des organismes portugais- a beaucoup fait pour la préservation et la réhabilitation de ce patrimoine.

L’on peut énumérer, rien que sur les quinze dernières années les opérations menées a Asilah, Tanger, Azemmour, Safi, Qsar Seghir, mais surtout a Mazagan (4). Ces opérations ont été essentiellement financées par le Ministre de la Culture, par celui de l’Habitat ou du Tourisme, ou par les Collectivités et les Autorités locales (5) et parfois par un ensemble de partenaires.

S il est permis de se réjouir d’un partenariat local réussi, je citerai l’exemple type de Mazagan et Azemmour. Lors de la visite royale du Feu Hassan II (11-7-1994), on avait lancé la restauration des remparts d’Azemmour et de Mazagan. J ai eu l’insigne honneur de diriger ces travaux, comme d’ailleurs ceux entrepris a Azemmour en 1998 et ceux de Mazagan entre 1995 et l’an 2000 (avant que je ne sois muté a Rissani). A Mazagan les chantiers ont continué jusqu a 2004 comprenant même de la réhabilitation qui va loin que la restauration. La réussite de ces projets a quasiment fait l’unanimité des spécialistes, des autorités et des visiteurs nationaux et étrangers (6).

CONCLUSION

Nous tenons a répéter que le patrimoine commun maroco-portugais tient au cœur des Marocains et des Portugais et constitue la fierté des deux peuples. Deux Grandes Nations se sont rencontrées depuis 711 quand Tarik Ibnou Ziad avait franchi le Détroit. De 1415 a 1769, les deux peuples se sont testés et se sont rendus compte de leur grandeur et des choses qu ils ont en partage malgré les péripéties historiques. Ces rencontres séculaires ont constitué un phénomène interculturel exemplaire. Portugais et Marocains vivent encore cette interculturalité dans un climat d’amitié profonde.
Enfin, le patrimoine maroco-portugais n’est pas fait que de forteresses et d’églises. Il est aussi constitué de traditions et coutumes, de traces dans les deux langues et dans le culinaire et le maritime, de relations consanguines et génétiques et d’un riche patrimoine d’origine islamique/marocaine au Portugal. Tout ce legs matériel et immatériel mérite de nous tous plus d’attention pour le redynamiser et le mettre au devant de la locomotive du développement des deux pays frères.

Par : Aboulkacem CHEBRI
Archéologue restaurateur
Directeur du Centre du Patrimoine Maroco-Lusitanien
Al-Jadida (Maroc)
e-mail : [email protected]

El-Jadida : 16-12-2007

Notes

(1) D. LOPES -. Les Portugais au Maroc, in Revue d’Histoire Moderne, T.XIV, n°39, aout-Septembre 1939, p. 339.

(2) En 1497 également, la Castille prend la ville marocaine de Melilia (Melilla) sous l’arbitrage du Pape de Rome

(3)Pour préserver ce patrimoine commun, le Gouvernement du Maroc a crée, en 1994 le Centre d’Etudes et de Recherches sur le Patrimoine Maroco-Lusitanien (CPML) rattaché a l’administration centrale du Ministère de la Culture et travaillant en étroite collaboration avec des partenaires portugais sur le patrimoine d’origine portugaise au Maroc et le patrimoine d’origine islamique au Portugal.

(4) En reconnaissance, l’UNESCO a inscrit Mazagan/Al-Jadida sur la liste du patrimoine universel en Juin 2004.

(5) Bientôt démarrera la récupération de la Cathédrale de Safi et du centre urbain de la Médina dans une opération de financement croisé (Fondation Gulbenkian, Ministère de la Culture du Maroc, la Commune Urbaine, le Conseil Régional et autres partenaires y/c Ambassade du Portugal).

(6) Les restaurations d’Azemmour et Mazagan (Al-Jadida) feront l’objet d’une communication que je présenterai au colloque que La Direction du Patrimoine Culturel et notre centre (CPML) organisent en collaboration avec la GECoRPA (Portugal) et l’Institut des Etudes Hispaniques et Lusitaniennes (Rabat) en début 2008 a Rabat.

Bibliographie sélective :

– AZURARA, Gomes Eans de.- Crnica da tomada de Ceuta, Pub. Par F.M. Esteves Pereira, Impresa da Universidade, Coimbra, 1915,
– BENSAUDE, Joaquim.- Origem do plano das Indias, Tiré a part de Boletim da Agência Geral das Colonias, Lisboa, 1931,
– CHEBRI, Aboulkacem, 2007, «Le patrimoine architectural luso-marocain. Une culture partagée», in Pedra et Cal, Revue de la Conservation du Patrimoine Architectural et de la Réhabilitation du Construit, n°36, Lisbonne, éditée par la GECoRPA,
– CHEBRI, Aboulkacem, 1999, «Le patrimoine culturel de la Région Doukkala-Abda, mieux connaître pour mieux restaurer et mieux investir», in Structures et gestion de la Région, cas de Doukkala-Abda, Actes du colloque de l’Université Chouaib Doukkali El-Jadida, 26-27 Février 1998, Casablanca, Impie Najah Al-Jadida,
-ELOUFRANI, Mohamed Seghir.- Nouzhat Al Hdi, Histoire de la dynastie saadienne au Maroc (1511-1670), trd. Par O. Houdas, Paris, Leroux, 1889,
– GOIS, Damio.- Crnica do Principe D. Joo, annotée et commentée par Garcia Almeida Rodrigues, Universidade Nov., Lisboa, (1978 ?),
– LOPES, David.- Crnica do felicissimo Rei D. Manuel (de : Damio de GOIS), 4 Tomes, Coimbra, 1949, 1953, 1954, 1955
– LOPES, David.- Les Portugais au Maroc, in Revue d’Histoire Moderne, T.XIV, n°39,
aout-Septembre 1939, p : 337-368,
– LOPES, David.- A expanso (portuguesa) em Marrocos, in Historia da expanso portuguesa no mundo, Lisbao, 1938, T.I, p. 131-210,
– PERIALE, Marise.- Maroc lusitanien (1415-1769), éd. Revue des Indépendants, Paris, 1938, 113p,
– RICARD, Robert.- Etudes sur l’Histoire des Portugais au Maroc, 1955,
– Sources Inédites de l’Histoire du Maroc (plusieurs séries),
– VALERO, Denis.- Petite histoire des ruines portugaises au Maroc, Casablanca, 1952


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