Devant vous, une ruelle mène au souk ; sous une tente, des paysans, leur tête portant turban, semblent deviser sur le temps qui passe ou sur les affaires du village. On pourrait presque entendre l’appel a la prière de la mosquée que l’on voit au loin, au milieu d’un douar minuscule On pourrait presque sentir l’odeur du foin que l’on donne a l’âne accroché a sa charrette… On est a la campagne. Cela a l’air si vrai qu on se croirait devant un tableau de peinture. Mais oui, et c’est du Falaki. Un peintre jdidi, a l’âme paysanne. Son rêve justement: avoir une maison a la campagne. En attendant la réalisation de ce rêve, sans doute inaccessible, il transpose sa campagne imaginaire, qu il transporte dans les villes où il expose : Casa ou Marseille, Tanger ou Sète, Rabat ou Aix en Provence, Marrakech ou El Jadida où il vient d’effectuer un séjour rapide, le temps d’une exposition a la galerie 104.
Tous ses amis étaient la, pour saluer le retour au bercail de l’enfant du pays, tous ses amis et tous les autres, ceux qui apprécient l’atmosphère tranquille de ses peintures, ceux qui, après un détour par la peinture abstraite, s’émerveillent devant le figuratifnon ! l’imaginaire, corrigera Bouchaïb Falaki, tout heureux de se retrouver dans sa ville natale, entre amis et admirateurs, au milieu d’une centaine de ses toiles accrochées aux cimaises et surtout après tant d’années d’absence. Un véritable retour aux sources ?
Falaki : Vous savez, ma famille a quitté El Jadida en 1952 alors que j avais 9 ans, mais j y reviens a travers la peinture, en essayant de rendre dans mes tableaux l’atmosphère de mon enfance. J ai toujours gardé le contact avec cette ville, au travers de mes amis, d’artistes, d’hommes de théâtre. Mon devoir est d’être a leurs côtés dans les grandes occasions.
Comment êtes-vous venu a la peinture ?
J ai dessiné depuis ma plus petite enfance; mais j ai appris tout seul, je suis un autodidacte ; bien s»r, j ai puisé mes connaissances de base dans des livres et j ai travaillé en essayant de perfectionner mes techniques. Cela m a demandé des années, mais ce n’est rien.
Pourquoi avez-vous choisi la peinture pour vous exprimer, et non pas la littérature, la poésie, la musique ?
J aime beaucoup la musique, j aime aussi écrire, mais je n’ai pas les connaissances techniques suffisantes pour exprimer tout ce que je voudrais. La peinture est le moyen qui est le plus a ma portée, qui est en moi naturellement ; cela m a été plus facile d’apprendre la couleur, les formes, la composition d’un tableau.
Parmi tous les peintres jdidis, vous êtes l’un des rares a avoir choisi la peinture figurative, disons impressionniste. Pourquoi ce choix-la ?
Ma peinture est figurative a première vue, mais elle est avant tout imaginaire. Ce que je raconte, ce que je peins, ce sont des histoires, des souvenirs, des endroits de passage, etcc’est le pur produit de mon imagination !
c’est une réalité transfigurée ?
c’est tout a fait cela ! Mes tableaux peuvent apparaître de prime abord comme de simples cartes postales, mais en y pénétrant plus avant, on y découvre tout autre chose.
c’est vrai qu il me semble que derrière chacun de vos tableaux, derrière vos paysages et vos personnages, il y a comme un message ?
D abord, nous avons une culture. Je suis Marocain, je suis musulman, mais je suis Doukkali et ces racines profondes sont en moi, et je me fais un devoir de faire ressortir ce que j ai vécu dans mon enfance : Les villages sont beaux, les campagnes sont belles ; quand on va dans un moussem, on peut considérer cela comme du folklore ; moi j y vois autre chose, j y vois ce que bien des personnes qui passent a côté, ne peuvent pas voir ou a quoi elles n’ attribuent aucune importance. Nous avons un patrimoine, il faut le sauver ; il faut même le rendre plus beau afin que l’on puisse mieux se rendre compte de sa valeur.
Un visionnaire ou un médecin de l’âme ?
Je me vois plutôt comme un cinéaste. Quand on veut faire un film, on a déja en tête une idée, le scénario, les costumes, la mise en scène ; moi, je peins une partie de film, une scène ; j ai arrêté le temps, a ma façon !
Et pourtant le temps continue, car en regardant l’un de vos tableaux, on imagine la scène suivante. On a l’impression que de l’autre côté, on va voir la suite !
Bien s»r !
Comme si c’était une peinture inachevée, comme s’il manquait un point final
Il le faut ! Sinon, pour moi, le résultat n’a aucune valeur. Chaque tableau me donne le signal de départ vers un autre tableau. Chaque exposition me donne le départ pour une autre exposition. Quand je termine une oeuvre, j ai hâte de me remettre au travail ou de la recommencer !
Et pourtant, chaque tableau est différent des autres, même s’ils sont reliés entre eux par une fibre commune, avec une griffe particulière, celle de Falaki
c’est cela l’objet de ma recherche ; de plus, je joue sur deux plans : d’une part, l’histoire d’une scène, et de l’autre la mise en œuvre d’une technique. Pour faire ressortir une couleur, j ai besoin de varier mes techniques, d’en trouver de nouvelles,
Vous avez participé, avec d’autres peintres, a des expositions collectives, comme celle par exemple, en faveur du peuple palestinien. Est-ce que la peinture est, ou doit être un combat, l’expression d’un sentiment, d’une révolte, d’un souhait, d’une quête !
Non, non ! Je n’ai pas envie d’entrer dans ces débats-la. La peinture, comme l’art en général, a pour mission de rapprocher le monde entier. Quand les artistes se réunissent de cette manière, c’est pour prouver aux autres que la guerre ne donne rien. l’ art, quelle que soit sa nature, peinture, musique, cinéma, est un moyen pour faire que les gens se rapprochent les uns des autres, se connaissent mieux, et c’est ce que nous recherchons en organisant de telles manifestations.
Voyons votre travail de peintre. Par quoi commencez-vous votre tableau, par quel bord ? Quelle est l’étincelle qui met le feu a vos couleurs ?
Un tableau, pour moi, c’est comme une femme. Ou l’on est d’accord ou l’on se sépare, c’est tout. Si l’on est d’accord, on passe ensemble des moments superbes ; Dans le cas contraire, il vaut mieux se séparer, soit provisoirement, soit pour toujours. c’est comme ça que je vois le tableau.
Mais au départ, il y a une idée, une vision, un rêve ?….
Oui, oui, oui, au départ, je me dis que sur mon tableau, il doit y avoir ceci et cela.Ce qui m inquiète, qui br»le en moi, c’est le résultat. Durant tout ce moment que je passe a peindre, j ai en moi comme un volcan qui me ronge. Il y a des jours où je travaille jusqu a 3 ou 4 H du matin, d’autres, où j abandonne mes pinceaux pendant plusieurs jours.
Est-ce que vos personnages, ou les différents sujets qui vont composer votre tableau se mettent en place d’emblée au moment de votre création ou bien ils s’invitent et attendent devant votre porte, prêts a rentrer?
Des fois, ils se présentent d’eux-mêmes. Souvent vous avez une idée générale de votre tableau, cela peut être soit une rue soit un souk, mais il y a des sujets qui viennent a l’improviste, et que vous essayez alors d’incorporer dans la toile.
Et vous arrive-t-il d’être étonné par les personnages qui sont sortis de vos pinceaux ?
Quelques-uns d’entre eux me plaisent, d’autres, non. Pourquoi ? Certains viennent naturellement, comme dans le dialogue avec la femme que vous aimez, dont je parlais tout a l’heure. s’il y a ce mariage-la, vous réussissez bien votre tableau : Mais des fois, quand il y a désaccord, et que malgré cela vous essayez de donner vie a ce personnage, c’est la où il y a l’échec . Alors vous le suppliez, vous lui faites quelques faveurs, et a la fin, l’accord réussit.
Si l’on vous enlevez vos pinceaux, et si vous venez l’impérieuse nécessité de peindre, quel tableau vous feriez ?
Quand j étais jeune, j ai peint quelques tableaux avec mon petit doigt que j utilisais comme un couteau. c’est vrai aussi qu il m est arrivé d’utiliser des matériaux pour meubler un tableau, mais si la feuille d’arbre que j y mets, la bouteille, ou tout autre objet n’a pas sa poésie propre, alors le tableau est un échec. c’est la poésie qui sauve un tableau. Et si l’on m enlevait les pinceaux, c’est comme si l’on voulait m enlever l’envie de peindre. Ca serait terrible. Seule la mort pourrait m enlever cela.
Quelle est votre couleur préférée ?ou du moins, quelle est la couleur que vous n’aimeriez pas que l’on vous enlève ?
J ai une préférence pour les couleurs chaudes, a partir du blanc, du jaune, des orangés ; ce que je n’aime pas, ce sont les couleurs grises, non colorées. J aime le gris s’il y transparaît d’autres couleurs, mais si c’est un simple mélange de noir et de blanc, cela ne me plait pas.
Dans toute création, il y a d’un côté l’inspiration, et de l’autre la technique. Qu est-ce que vous privilégiez ?
Des fois, se dégage d’un tableau une poésie qui est plus belle que le tableau lui-même. Dans d’autres, la part des couleurs, du jeu des couleurs est infiniment plus grande que l’aspect poétique de l’œuvre
Quel est pour vous le tableau idéal ?
Je suis a la recherche de ce tableau idéal Si je venais a le trouver, je m arrêterais de peindre. Mais c’est cette quête vers l’idéal que j aime
De quoi vous entourez-vous quand vous peignez ?
J aime beaucoup écouter la musique, la musique classique, mais aussi la musique de variétés marocaine ou européenneMais je ne suis pas très porté sur les chansons modernes actuelles.
Dans son roman « l’étranger », Albert Camus a raconté l’histoire d’un peintre que l’on a découvert mort dans son atelier au milieu duquel se trouvait son dernier tableau : Un graffiti, qu on n’ pas pu déchiffrer : « solidaire » ou « solitaire ». Est-ce que le peindre est solidaire ou solitaire ?
Dans un sens, il est solitaire. Il aime la solitude, il est avec ses idées, ses sentiments, son passé, les choses qu il aime ou qu il n’aime pas. Mais il est solidaire quand il défend une cause a travers son tableau. Le peindre est un homme double, solidaire et solitaire.
Parlons de la peinture marocaine et surtout de la peinture doukkalie. Nombreux sont les peintres originaires des Doukkalas. Quelle place pensez-vous que cette peinture a ou devrait avoir dans l’univers culturel marocain ?
Le Doukkali est un homme de caractère, avec une forte personnalité ; certes, c’est avant tout un paysan qui travaille a la campagne, mais beaucoup ont été ou sont des ingénieurs, des généraux, des personnalités de haut niveau Ce que nous cherchons, nous, Doukkalis, c’est donner l’exemple ; et j aimerais que le Maroc tout entier soit ainsi.
Certains Jdidis souhaiteraient qu il y ait a El Jadida davantage de galeries de peinture, de places réservées a la culture ?
Bien s»r, c’est la question que je me pose depuis toujours. Quand je viens a El Jadida ou quand je téléphone a mes amis, ils me répondent qu il ne s’y passe pas grand-chose Et je n’en comprends pas les raisons, alors qu a Essaouira, a Safi, il y a une vie artistique et intellectuelle intense. Nous sommes en train de nous interroger sur cet état de fait. On constate que depuis les années 50 il y a un vide ; beaucoup d’hommes de grande valeur ont quitté la ville ; El Jadida a alors végété durant une vingtaine d’années ; et quand elle s’est mise a bouger, elle l’a fait a un rythme lent. Nous avons tous une part de responsabilité dans cet immobilisme. Il est temps de trouver la solution pour faire renaître une dynamique. c’est une ville qui est belle, elle a plein d’atouts, Pourquoi est-elle comme ça, on se le demande ?
Et par où, d’après vous, passe cette solution ?
Par la discussion ; il faut donner des idées, essayer de créer quelque chose, et persévérer malgré les échecs, car plus tard, nous finirons bien par trouver les moyens de réaliser nos ambitions.
La peinture et les jeunes, la peinture et l’école, la peinture et l’enseignement ! Il n’y a pas d’école de peinture ou de Beaux-Arts a El Jadida ?
c’est vrai qu il y a un grand vide de ce côté-la. Certes, il y a une école de musique, mais elle est privée.
N y a-t-il pas peut-être une action a mener auprès des Pouvoirs publics pour inscrire les activités artistiques parmi les priorités de secteur culturel, au moment où l’on veut développer le secteur touristique?
c’est vrai que les jeunes ont plus de possibilités aujourd hui que ceux de mon époque mais il faut donner du temps au temps
J en conclus que vous êtes plein d’espoir !
Mais bien s»r. Ah !nous avons tellement de chose a faire !
Quel est votre grand regret de peintre ?
Je regrette surtout de ne pas avoir eu la chance de posséder un atelier a la campagne. J ai un atelier a Casablanca, mais la ville peut perturber le travail du créateur, avec ses bruits, son va-et-vient, ses turbulences continuelles qui troublent notre inspiration.
Est-ce qu un peintre peut vivre de sa peinture ?
Le peintre ne cherche pas a avoir de la nourriture en abondance ; il cherche a se satisfaire de ce qu il fait. c’est vrai cependant que la vie sociale joue un rôle. Moi, j ai une femme et des enfants qui m ont facilité la tâche et je les remercie tous de ne pas m avoir créé des problèmes ; ils m ont laissé faire ; ils ont sacrifié beaucoup de choses pour moi et je les remercie. Mais peut-être d’autres artistes éprouvent des difficultés
Si vous n’aviez pas pu être peintre, qu auriez-vous aimé être ?
Un paysan. Tout simplement travailler la terre ! Et puis, j aime beaucoup la nature et la liberté qu elle nous procure.
Tous les paysans sont des artistes
Nous vivons en 2008 ; il ne faut pas oublier qu il y a des enfants, qui vivent dans le Haut- Atlas, dans le Sahara, qui sont doués pour la peinture et qui n’ont pas la possibilité d’exploiter leurs dons. Ils arrivent dans la vie active, alors que s’ils en avaient eu la possibilité, ils seraient sans doute devenus des artistes. Pour ma part, j ai eu la chance a 17 ans de rencontrer des amis dans la médina de Casablanca, qui venaient de sortir de l’école des Beaux-Arts de Casablanca ; ils m ont accepté dans leur groupe, et ainsi j ai pu progresser dans la peinture et avancer dans le milieu artistique
Et qu attendiez-vous de votre séjour a El Jadida ?
J en suis très satisfait car l’exposition a la galerie 104 a drainé beaucoup de visiteurs, et si, grâce a cette exposition, j ai pu mieux faire connaître mes œuvres, j en serais ravi. Et puis nous nous sommes rencontrés entre amis intéressés par la peinture et les arts plastiques pour tenter de trouver une solution a la mise en place d’une politique culturelle ambitieuse pour les Doukkalas. Et c’est déja un grand espoir !
Coordonnées de Bouchaïb Falaki :
Lot. Hadj Fateh N° 84, Casablanca 20230
GSM: 062.12.51.32
Michel Amengual
Eljadida.com