Prélude a un air de rien

POURQUOI DOIS-JE l’ECOUTER ? La question est trop rhétorique, tellement rhétorique et tellement insolente qu il choisit de ne pas donner suite et toussota pour s’éclaircir la voix, réponse de son corps, devenue, contre son gré, manière d’ajustement de sa pensée a ce qui la tracasse, a ce qui les tracasse, je parle de son corps, de sa voix et de sa pensée. Ce qui me br»le, moi, il n’en a cure, mon angoisse, ma mue, ma voix qui mue, ma voix a moi s’il toussote discrètement, c’est pour s’éclaircir la voix et ajouter de la pensée a ce geste stupide qui va le maintenir penché pendant une heure ou deux sur mon corps, mon corps mien.

Pourquoi devrais-je en effet, continuer de l’écouter ? c’est absurde ! Pourquoi accepterais-je de recevoir, muette, le don généreux de ses caresses, de ses câlins, comme il les appelle ? Pourquoi me plierais-je a ses caprices ? Pourquoi et qui m y contraint ? Quand il aura joué toute sa partition, quand il aura épuisé toutes ses ressources, virtuose sans pareil, il détournera son regard avec une sorte de dédain, le dégo»t satisfait du repus ou de l’opulent. Ou alors, il me regardera, mais Béatitude de celui qui a accompli consciencieusement son devoir de mâle et qui, déja, s’impatiente de découvrir sur le visage de sa partenaire les signes manifestes et latents de la reconnaissance, de reconnaître dans ses soupirs les inflexions jubilatoires de la femelle troublée de jouissance, comblée, partie glaner des mélopées dans la gigantesque symphonie du monde et revenue saine et sauve, gagnante.
Un abécédaire est un livre pour apprendre l’alphabet. Et si j en crois les bons dictionnaires, excellents conseillers dans de pareilles circonstances, il m en faut absolument un. Il m en faut un car, comment dire, je ne sais pas comment passer de l’exécrable ignorance au savoir salvateur. a ne comprend pas grand-chose, une page blanche prise au hasard dans une rame de papier. a ne sait pas encore exprimer ces choses spirituelles et intelligentes qui forcent l’admiration ou ces imbécillités qui suscitent la pitié. c’est blanc, c’est vide. Tellement vide et tellement blanc qu on est pris de vertige. Mais pourquoi moi ? Pourquoi maintenant ? Le hasard ? Ne m en parlez pas, sinon je serais forcée de consulter un dictionnaire et j en suis a peine a l’abécédaire.

Brrrr ! Il y a eu un premier mot, déja, mais où est-il et que cherchait-il a signifier ? Il me souvient des lettres, mais le mot m échappe : t + r + a + i + n’+ e Dans quel ordre ? « entrain », « renaît », « ratine », « riante » ou plus absurdement « rtinae », « iaertn » ? Et pourquoi pas encore « naître » ? Mais oui, c’est bien cela : naître.

Je commence a détester cette grammaire rudimentaire qui ne me permet pas d’avancer. J entrevois d’immenses étendues de sens a investir, des déserts de mots a inventer, et je suis toute démunie. Je suis encore ce rien a se mettre sous la plume, une plage blanche sur laquelle un homme de 45 ans décide de marcher.

Mais enfin, qui est-ce ? Quel est cet individu qui est venu par cette nuit froide poser sur mon corps blanc et lisse son regard de myope sévère, déposant en moi ce mot unique, naître ? Que veut-il ?

Eh ! Monsieur ! Pourquoi vous me faites ça, maintenant, comme ça, a même la surface froide et nue de votre bureau ?

Et il ne prendra pas la peine de répondre. Je sais qu il ne répondra pas. Savoir encore informe et informulable. Moi, je sais qu il ne répondra pas, mais le sait-il, lui ? Je suis s»re qu il est encore dans la confusion des sens, de ses sens, je veux dire.

Cela fait une semaine qu il tente de faire ce qu il vient de réussir a faire, c’est-a-dire écrire un premier mot et le faire suivre d’autres mots, me maculer de mots. Froidement, avec cynisme. Cela fait une semaine qu il tente de rompre le silence et cela fait une semaine que je le tiens en échec, que mon vide œuvre a l’effrayer et a ralentir le cours de sa pensée, le repousse, le force a reporter. Je ne suis pas dans le secret des dieux, mais je le soupçonne d’être écorché vif, d’avoir de bonnes raisons d’être mal et d’être devenu capable de le laisser voir.

Bien s»r que je ne sais pas encore dire ce que nous ressentons tous les deux, lui, entièrement fermé sur ses blessures et moi, maintenant ouverte et portant son œuf, ce « naître ». Mais, j y parviendrai, il m apprendra, il me parlera et je comprendrai et nous finirons par mieux nous entendre.
J ai résisté pendant une semaine, puis j ai cédé. La, maintenant, je viens de céder. Son mot est entré en moi et c’est comme si, soudain, j avais un nom, une identité. c’est comme cela que je le sens : j existe. Je viens du verbe « naître », comme sortie du néant. Je ne ressemble plus aux autres feuilles de la rame de papier. Je suis le premier pas, le premier geste, le premier sourire, l’ébauche du premier sourire, la première ébauche du premier sourire, l’alpha de notre libération, la première close du contrat, le premier cri : j existe. tout cela vient de l’œuf. Tout cela vient de naître.

Il est encore maintenant dans les préliminaires, dans l’exorde et, tenant compte de l’enseignement de sa discipline, il s’attarde dans le lieu de la modestie attendrissante, question de se ménager des zones de retrait en cas d’échec cuisant et par trop humiliant, question d’augmenter ses chances d’éblouir, de porter tranquillement et sereinement le coup de grâce, le moment venu. Et il n’est pas décevant, il faut bien le reconnaître.

Ces choses que vous êtes en train de lire ont lieu pendant qu un chanteur de blues se demande pourquoi sa bien-aimée l’a quitté et s’il est capable de continuer après elle. Vous ne connaissez ni le chanteur, ni sa compagne, ni encore moins cette chanson qui risque d’étouffer la voix d’une pauvre femelle qui module son désarroi, chante son blues a elle.

Les préliminaires ont lieu de la même façon, dans la gamme du rituel créatif, ou plutôt procréatif.

Qui lui a octroyé le droit de m asservir ainsi, de se servir de moi, et de me vendre pour pas très cher ? Sans doute l’un de ceux qu il invoque comme ses maîtres, ses maîtres a penser, ces caricatures de personnes dont les voix, nombreuses et dissonantes, accusent la cacophonie de sa composition.
Il y a dans les préliminaires l’observance de la loi du silence. Il ne dit mot quand nous sommes dans le préambule, et ce que je crains le plus au monde, a ce moment-la, est qu il se juge stérile ou impuissant : moins de caresses, moins de désir dans le regard, lenteur incroyable du geste, soupirs. Parfois pire. s’estimant indigne de mener a terme une rencontre de nos deux corps, il opte purement et simplement pour la voie de la fugue, ramasse ses affaires et s’en va dans l’autre chambre, se laisse choir sur le lit et s’abandonne a ses morphées et a ses muses oui, il est parfois décevant souvent, depuis le traitement de texte sur ordinateur.

Mon homme, ô mon étalon fougueux et généreux ! Viens ! Viens encore une fois unir ton corps au mien ! Viens et qu on accorde nos rêves, avant le commencement de cette pièce musicale qui porte le nom de Voyage de la mort ! Viens ! Serais-tu de ceux dont on dit qu ils vivent faux ou de travers, comme on dirait de quelqu un qu il chante faux ou qu il a avalé de travers ? Je ne suis pas encore dans le secret de tes maîtres, mais je finirai par avoir quelque idée sur le sujet.

Il y a au fond de lui d’autres voix qu il s’efforce de taire, chuchotement continus qui nuisent au jeu des solistes et empêchent qu on parvienne au languido. J en entends parfois quelques-unes : voix de la conscience tranquille qui n’arrête pas de donner des ordres : « c’est bien comme cela qu il fallait faire. Continue ainsi mon petit chéri » ; voix sourde de la conscience tragique : « il n’y a plus rien a faire » ; voix de la lumière : « c’est encore une aube naissante. Allons voir le lever du soleil, ce maître des choses ! » ; voix de l’oubli ; voix du regret ; voix du remords ; voix qui se sont tues ; voix qui se tairont ; voix qui n’ont jamais parlé ; voix folles qui vantent des voyages inconcevables ; voix qui parlent pour qu on ne puisse pas entendre d’autres voix, plus authentiques, plus vulnérables, pathétiques ; voix qui parlent pour dire qu il y a la vie ; voix qui commentent le spectacle de tout ça ; voix qui traduisent tout en fous rires ; voix qui partout dessinent des caricatures ; voix qui n’ont jamais cessé leur œuvre de consolation et puis, comme un refrain, cette voix qui lui parvient depuis l’île ou l’attend cette jeune femme, celle qu il appelle « muse ». Et cette voix, il ne veut pas qu elle se taise, jamais. c’est la voix suave de son inspiratrice, sa complice des jours mauvais, la voix pure qui l’assure de la justesse du ton, la voix qui l’oblige a entrer dans le tempo, sans grand effort, sans façons, pour le simple plaisir de pousser la chansonnette en duo.

Musique !

Alors, même quand il ne sait pas entrer dans le thème de la sonate, même quand il ne quitte pas le prélude, moi, j ai tout entendu, tout noté, fait les arrangements, introduit les bémols, arrêté le nombre des portées, souligné les fortissimo et les pianissimo pour que, plus tard, il ne rate pas la clef, qu il retrouve la musique et qu on compose des romances a en perdre la raison, rien que nous trois.

Mohammed BENJELLOUN

Auteur/autrice