Prévert! Et si je te contais Gaza!

PREVERT ! Et si je te contais Gaza!

Le matin est encore a ses premières heures et les passants, tous pressés et enveloppés dans leurs gros vêtements, ne s’arrêtent que pour prendre une boisson chaude dans l’unique café ouvert de la rue centrale, l’un des rares où une étudiante peut s’asseoir parmi les hommes.

Comme d’habitude, je cherche une place a la dernière rangée, la où j ai le sentiment d’être bien a l’abri des regards indiscrets et du vent glacial qui pénètre dans la salle a chaque ouverture de la porte. J y prends le temps de parcourir un journal disponible et d’avaler, avec Rezk, un simple café au lait, sans rien avec.

La bande est désolante sous la pluie et l’occupation. Des soldats y promènent leur provocation, leur brutalité et leur arrogance sous le regard d’hommes et de femmes abattus par la peur, par les pénuries et par l’annonce des morts, jeunes et moins jeunes, qui tombent depuis la dernière incursion et depuis le dernier blocus imposé au territoire. La violence barbare ne connaît pas de répit. Elle jette dans la mort, dans les hôpitaux ou dans les camps tous ceux qui la bravent et ils sont nombreux.

Quelle femme n’a pas perdu un mari ou un frère ?

Quelle mère n’a pas pleuré un fils ?

Notre déjeuner ce matin, je le sens, ne ressemblera pas aux autres. Rezk prendra, avec moi, le dernier avant de regagner la résistance qui s’organise autour de chefs, depuis leur cache ou leur exil.

Quand il s’est assis en face de moi, je me suis mise a remplir mes yeux de ses yeux, de sa tête, de ses cheveux, de ses doigts, de sa bouche, de tout ce qui est lui. J ai voulu remplir aussi mes oreilles de sa voix, de ses promesses de retour, d’évasion dans notre pays libéré. Mais Rezk est muet ce matin. Est-ce le froid qui lui paralyse la langue ? Ou bien, est-il effrayé par les seuls mots qu il peut dire, s’il se décide a parler ? Les minutes s’écoulent, telle une eau qui fuit entre mes doigts. . Rezk reste silencieux.

Il met le café dans la tasse.

Le café noir bien s»r. Mais il n’y a pas que le café qui est noir. Le ciel aussi est noir et l’orage qui éclatera tout a l’heure n’est pas plus noir ni plus fort que le sanglot que j étouffe au fond de ma gorge. Le départ, sans espoir évident de retour, est noir. Les cheveux sur ma tête de vingt et un ans, sur la tête de vingt trois ans de Rezk et les idées qui y tournent sont noirs.

Il met le lait dans la tasse de café.

Sa vie, vaut-elle plus que celle de Samia. cette jeune fille de quinze ans a peine, torturée jusqu a la mort pour avoir caché son camarade de jeux, soupçonné d’avoir écrit « dehors,voyous » sur la portière d’une jeep de la ronde?

Avec la petite cuiller, il a tourné.

Il a tourné des idées dans sa tête.

Cette vie qu il mène en ce moment, dans le chômage, dans la peur et l’humiliation, sous l’occupation, est-elle préférable au sacrifice auquel il se prépare ?

Ce pays n’est-il pas le sien ?

Ses parents, n’en ont-ils pas été chassés ?

N y est-il pas lui aussi constamment menacé ?

Pourquoi le monde assiste-t-il, impassible et indifférent a leurs malheurs ?

Pourquoi n’y fait-on plus de différence entre les bourreaux et les victimes ?

Il a bu le café au lait et il a reposé la tasse, sans me parler.

Les noms de ses camarades tués, enlevés, torturés et emprisonnés défilent dans sa tête. Kamal, Sami, Alaa. . Au retour de l’école, Fadi , un enfant de douze ans insoucieux, conduisait un camion imaginaire quand un soldat lui a fracassé le crâne avec une balle qu on dit, tantôt perdue, tantôt de légitime défense, selon. Puis il a craché haineusement sur le petit corps qui gisait dans son sang. Fadi est mort sans s’en rendre compte, sans comprendre pour quel crime il a été exécuté, sans pouvoir recourir a une justice. Son bourreau a interrompu son jeu. Fadi a emporté, avec lui, son camion et son sourire. Depuis ce jour, Rezk ne trouve plus le sommeil. Quand il ferme les yeux, Il ne voit que des véhicules renversés, des corps déchiquetés, des maisons démolies, des arbres abattus et br»lés et des animaux sauvages qui lui arrachent des lambeaux entiers de sa chaire.

Il a allumé une cigarette. Il a fait des ronds avec la fumée.

Il fait le tour de ses peines et il pense a son avenir, sans autre perspective que le combat, que le jihad.

Il sent le bond indomptable qui le projette vers ses camarades partis avant lui, vers les mains coupables qui arrêtent cyniquement l’eau de couler.

Non, il ne déteste pas la vie mais il ne supporte pas l’occupation et l’humiliation. Il n’a pas la vocation de détester, de tuer les hommes, quels qu ils soient, mais il honnit les loups et les démons qui les habitent, qui les rongent, qui les détruisent et leur dictent de nous détruire.

Il a mis les cendres dans le cendrier.

Il médite.

Quand un sang identique coule dans les veines, quand une langue articule les mêmes mots et quand des prières ont une même destination, on est des frères. c’est certainement plus fort que des amis.

Notre massacre parvient aux frères.
Il les tire de leur torpeur. Et quand ils sont réveillés, ils allument des cigarettes, ils font des ronds avec la fumée, ils mettent les cendres dans les cendriers.
Ils murmurent qu ils vont réfléchir a ce qu il convient de faire.
Ils pourraient se réunir, faire la fête puis faire la tête.

Cette décision n’arrête pas nos souffrances et entraîne, dans les rues, de vrais frères, désabusé par l’injustice, l’hypocrisie et l’inertie.
Alors, les frères montent le ton.
Ils décident de rager contre ceux qui perturbent l’ordre sur lequel ils veillent.
Ils décident de ne pas baisser les bras.
Si c’est nécessaire, ils referont la tête et même la fête pendant qu on déverse les cendres sur la tête des autres vrais frères qui ne sont pas de la fête parce qu ils sont occupés a crever chez eux.

L’eau a maintenant tari. Il n’en reste plus entre mes doigts.

Rezk se couvre la tête et le dos parce qu il s’est mis a pleuvoir dehors.

Sans me regarder, sans me parler, il est parti, sous la pluie.

Il s’est éclipsé a mon regard désolé et impuissant. Il est parti, la où son destin l’appelle.

Alors, j ai pris ma tête dans ma main et j ai pleuré.

Que faire d’autre ? Comment détourner le cours du “mektoub”?

Que c’est douloureux d’avoir un Rezk a vingt et un ans et de le voir partir.

Que c’est triste d’être une femme, quels que soient son origine, sa race, sa couleur, sa confession ou même son camp et d’être amenée a donner son Rezk a une folie, a une barbarie!

Rezk ne m a pas parlé, mais je n’entends que sa voix.

Rezk ne m a pas regardé, mais je ne vois que lui.

Rezk est parti la où son sort veut le conduire, mais moi, je n’arrête pas de le rencontrer dans les songes, sur la terrasse d’un café, pour nos déjeuners du matin, a Gaza.

Ahmed Benhima
Exercice de réécriture d’après
« Déjeuner du matin » de Jacques Prévert, Paroles

Ahmed Benhima
Eljadida.com

Auteur/autrice