Rancard au cimetière

Dans un douar, vivait sous l’ombre des montagnes rocheuses un Fqih qui a consacré sa vie a l’étude du coran et a son apprentissage aux enfants qui n’ont pas d’autres alternatives que d’aller a l’école coranique.

Il ne quittait plus son école et sa djellaba de couleur verte. La djellaba, c’est lui, et lui c’est sa djellaba. Si Mohamed, un ami chéri du Fqih, le taquine en le comparant souvent aux gendarmes qui portaient toujours le même uniforme. En fait, l’uniforme du Fqih f»t sa djellaba.

Le Fqih survivait grâce a la « baraka » du Dieu. Ce fluide spirituel est l’apanage de sa vie. Pendant les fêtes religieuses, les habitants du douar faisaient une cotisation, une sorte d’impôt sur leur bien et revenus en tant qu acte de bienfaisance. Le Fqih est considéré comme le serviteur de Dieu. l’école coranique, en plus de son rôle instructif, est la maison de Dieu où les fidèles se réunissent sous le guide du Fqih pour apprendre le coran par cœur, quelques lois de la vie et pour faire la prière en groupe. Grâce a lui, bon nombre d’enfants sachent lire et écrire.

Dans ces lieux, l’accès a l’école moderne est presque impossible. Dans la plupart des cas, l’école moderne, on peut la qualifier ainsi, existe sans enseignants. La difficulté, surtout, de la structure géographique fait horreur aux instituteurs.

Le Fqih est fragile. Il soufrait des maux de tête. Il a mal mais il résistait. Au contraire de son habitude, on ne le voyait pas sortir. Tout le monde parlait de la maladie et la faiblesse du Fqih. Si El Arbi, qui l’a visité ce jour, racontait que le Fqih s’agonisait. A vingt heures du soir il a rendu l’âme a son créateur. Son corps f»t enterré le lendemain après la prière d’Adohr. On a mis son corps auprès d’un vieillard mort il y a quarante ans environ.

Pendant la nuit, le Fqih est réveillé, dans son tombeau, par son voisin le vieillard. En effet, ce dernier voulait savoir des choses du monde d’ici-bas.
– Bienvenu dans notre monde, lui dit le vieillard.
Le Fqih stupéfait ne dit aucun mot. Il écoutait les paroles du vieillard qui lui semblait un peu bizarre. Il voulait comprendre comment se fait-il qu on parle alors qu on est mort. Le vieillard insistait la-dessus et faisait en sorte pour que le Fqih réponde.
– Où habitais-tu dans l’autre monde ?
– Je suis arabe, marocain. J étais Fqih dans une école coranique.
– Oh, que le monde est petit ! je suis mort depuis quarante ans. Mes enfants et ma femme me manquaient tellement.
– Leur monde est différent du notre. La-bas, on mange, on bois, on dort, on joue, etc. ici on a pas le droit. Chacun voit directement devant lui sans erreur, ni corruption. Nous sommes des corps sans âmes, sans noms, sans passé. Nos enfants, nos proches ne sont plus les nôtres. Le « j e » s’efface dans notre monde.
– Oh que c’est beau d’entendre ce discours ! Ici, personne ne parle, personne ne se tait, sans larmes, sans sourire, nous sommes des corps sérieux. Une sorte de démocratie idéale caractérisait notre régime.
– Démocratie, démocratie ! c’est ça la démocratie. Dans le monde d’ici-bas on ne parle que démocratie. Au nom de la démocratie, les humains promulguent des lois qui les protègent. Des lois qui défendent les droits des plus forts. Dès qu on entend démocratie, il s’en suit élection, corruption, habitat, etc., etc.
– Mais sans la démocratie ils ne peuvent pas vivre en société et être différents les uns des autres. Ils seront comme une seule pièce de monnaie qu on échange dans tous les pays de façon pareille.
– Ni démocratie, ni société. Chacun pense a soi. Un cimetière des vivants où chacun claque la porte de sa maison derrière lui et s’isole du reste du monde dans lequel il vit. Le vrai cimetière est celui des leurs. Un égocentrisme fort régnait chez ces individus. Ils font une société par leur nombre et non pas par leur caractère. Le degré zéro de leur rencontre et contact fait d’eux des chimères, des corps sans existence. Ce sont des morts vivants.
– Entre le mort et le vivant demeure un lien solide éternel a jamais. Le vivant donne au mort, et le mort ne donne pas au vivant.
– Parlons économie ! personne ne donne a personne. Tu voix. Je viens d’arriver et personne ne m a donné quelque chose. Chacun est pour soi. Dans le monde d’ici-bas, c’est pareil. Tout le monde s’enrichit par le travail et l’épargne. Dans notre monde, la conception du travail est absente. Personne ne travaille, personne n’épargne parce qu on ne mange pas et il n’existe pas des banques pour faire dormir l’argent. Le travail qui éloigne de nous les trois maux, l’ennui, le vice et le besoin, n’existe pas. Il n’y a pas donc d’ennui, ni vice, ni besoin. Une autosuffisance absolue caractérise notre monde. Personne n’est ennuyé de la solitude où il séjournait. Nous sommes tous des morts sans conscience. Le vice n’existe plus. On n’a pas besoin d’habit, ni de couverture, ni de quoi manger parce que le travail n’existe pas. Dans le monde d’ici-bas il faut cultiver notre jardin, dans notre monde il faut se taire.
– Parle tout bas. On va réveiller nos voisins et si quelqu un est malade ou il dormait
– Personne n’est réveillé, personne n’est malade, personne ne dormait. Dois-je le répéter ? on est des corps sans âme ; des corps sans esprits ; des corps sans cœurs. Nos corps servent d’habit aux vermines.
– Nous sommes au moins bien éduqués. On ne fait du mal a personne.
– L éducation. Une autre question délicate dans le monde d’ici-bas. Tout le monde va a l’école et l’éducation est rare. Lorsque le maître tremble devant ses apprenants, la c’est le début de la tyrannie éducative. Quelle pédagogie ! Des pédagogies et des démagogies. On éduque l’animal et l’homme. On dit que l’homme est frère de l’animal. Le rat est animal. Donc l’homme est un rat qui peut servir d’objet d’expérience.
– c’est beaucoup trop. Que justice soit faite.
– Oh, Monsieur, que votre vieillesse me pardonne cela. Vous parler des choses qui sont bien grandes. Ici c’est la justice divine. Ailleurs, c’est l’Homme qui est maître du destin des autres au nom de la loi. c’est une loi au service d’un pouvoir sans le savoir. Tu me fais mal. Laisse-moi en pais. Je veux oublier ma famille, mon identité. Ici, je suis tranquille ; un corps qui se respecte. Pardonne-moi, ça va mal.
– Tu es malade ? t as besoin d’un docteur ? dans le tombeau qui est a ta gauche dormait un médecin. J ai beau essayé de lui parler, mais il refusait. Rein n’est plus délicat que de faire bouger les gens. Soigne-toi. c’est fondamental.
– Cher voisin, je n’étais pas soigné par les médecins vivants, comment aurais-je la chance d’être opéré par les morts ? La mort est le remède des remèdes contre les maladies bizarres. On râle, on souffre certes, puis il y a la paix. On part dans un voyage magnifique sans billets, sans contrôles, un voyage sans retour. c’est la transformation. Oh, que c’est original. Le corbeau en sache le secret plus que l’Homme. Je suis malade, mais ma maladie est de trois ordres : physique, mentale et sentimental. Je souffre de trois maux, donc je vis dans une société malade. Et alors, un malade peut-être productif ? Il faut soigner nos malades. Etre malade cela veut dire être moribond.
– Dois-je comprendre qu il n’y a pas d’hôpitaux dans le monde d’ici-bas ? De mon vivant, j ai connu plusieurs médecins.
– Il y a des médecins. Leur nombre est multiplié par vingt même. Cependant médecine ne rime pas avec steppe. Tu t imagines ? les gens meurent, car ils habitent loin des hôpitaux. Ils sont incapables de parcourir des centaines de kilomètres pour se soigner. c’est possible en avion, mais en rame c’est presque impossible. Il n’y a ni rue, ni chemin. La maladie physique se transforme a travers le temps en maladie mentale, une tristesse sans preuves qui stoppe leur cœur de pomper des sentiments très doux. Que justices éducative et sanitaire soient faites. Une société ne peut être bien que si l’on soigne nos malades. Il faut donc soigner nos malades. Le reste viendra tout seul. Logement, nourriture, pensée, tout ça c’est a penser.
– Monsieur, tu parles politique ! Tu as oublié que tu es dans un monde de soumission. La on ne mange pas, on ne dort pas. Tout est entre les mains de notre seigneur Dieu le tout puissant. Oublie ton monde antérieur. Pense a ton avenir et prie pour les gens du monde d’ici-bas de secourir leurs pires. Cher voisin j ai peur que tu perdes ta raison.
– La raison, la raison. La raison sans la raison n’est pas raisonnable. Mon cher, l’égalité est ici. Nous avons tous un linceul blanc et un caveau humide. Ailleurs, l’humidité nous menace ; ici, elle rafraîchie nos corps. Suprême égalité sans égalisateur. Ailleurs, tous les malheurs des hommes sont dus a l’inégalité injuste. l’argent qui fait le bonheur des uns attriste affreusement les autres. Que justice soit faite. Corruption, félonie, injustice, infidélité, complicité, méchanceté, cruauté, barbarisme, ignorance, médisance, racisme, terrorisme, blanchiment d’argent, drogue, relâchement des familles, etc. Des tares a combattre.

Je suis fatigué. Prière, laisse-moi dormir a jamais en paix. Repose-toi mon vieux. Je ne suis plus du monde des vivants. Laissons-les bâtir leur monde a leur guise, aveuglément. On dit qu ailleurs, c’est la reine de Satan, et ici règnent les anges. Il y a un ange qui me regarde et me sourit. Il me prend dans ses bras. Adieu vieillard. Adieu. Je sais que tu ne vas pas pleurer. Car tu n’as pas des yeux. Mais que votre conscience soit ton arme solide. Prions en faveur du bien de nos familles. On est les premiers, eux seront les suivants. Il faut soigner nos malades.

MAKAN Abdeltif
Eljadida.com

Auteur/autrice