Avant-propos
Lectrice, lecteur,
Avant de lire texte, faites ceci : mettez une musique douce, Omar Faruk Tekbilek ou Anouar Brahem par exemple, puis lisez a haute voix, comme pour un enregistrement sur un fond sonore. Calmement, sereinement. Imaginez que celui qui a écrit ces lignes est un aveugle, maintenant un aveugle. Si après avoir lu, vous vient l’envie de mieux connaître ce témoignage, j ai une idée. Cliquez sur l’adresse url de la première publication de ce texte (http://www.bonnesnouvelles.net/audio.htm), et téléchargez le fichier audio), puis éteignez la lumière ou, si vous ne pouvez pas le faire, fermez les yeux et écoutez.
N oubliez pas que c’est un aveugle quiparle.
Je me souviens du jour. Je me souviens encore quand il faisait jour.
Non, ce n’est pas ce que vous comprenez ! Ce n’est pas ce qu il faut comprendre ! Si c’était simplement cela, je n’aurais rien dit, rien écrit, rien pensé, rien comploté. Détrompez-vous, ma vie n’est pas intéressante. Je n’ai vécu aucune histoire extraordinaire, aucune aventure spirituelle unique qui mérite d’être communiquée, regardée comme un idéal a atteindre. Peut-être même aurais-je aimé qu on ne fasse pas attention a mon passage, qu on ne remarque rien, qu on ne comprenne pas grand chose et qu on ne pense même pas a creuser. Ma vie n’est pas intéressante et je n’ai aucune autre prétention que celle de tenter de trouver une raison, de m expliquer, de me soulager un peu. J aurais aimé ne faire que passer.
Pas facile de s’installer dans la nuit.
Dans un espace qui n’est pas le tien.
Dans un temps que tu ne possèdes plus. Un corps que tu ne maîtrises plus, ou plus de la même manière. Un autre corps, avec d’autres types de sensations, d’autres structures, d’autres peurs. Pas facile d’apprendre a vivre dans un corps qui n’est pas le mien. Avec des gens que je dois apprendre a connaître autrement, a voir autrement. Et la mémoire qui est la, qui torture et distille son poison dans l’être : « Ah ! Ceci avait lieu », « oui, en ce temps-la, il y avait ceci, il y avait cela », « oui, je me souviens : la lumière était belle ».
Du gâchis : avoir vu le jour, un jour. Pas possible de s’installer dans la mémoire d’un autre, d’effacer ses souvenirs pour en fabriquer de nouveaux. Quel gâchis ! On aurait pu garder intact le disque dur.
« Mais non, ce n’est rien, rien du tout. c’est juste comme quand on ferme les yeux. On ferme souvent les yeux, et sur beaucoup de choses. Mais il faut maintenant les fermer a jamais, renoncer a les ouvrir. Pas du tout. On dit que le cœur a ses yeux, qu il y a un regard, un vrai, et qui, lui, ne trompe jamais. »
J ai grandi avec l’idée qu il ne fallait jamais dire d’un aveugle qu il est aveugle. Il existe même dans ma langue un mot très beau pour désigner ces êtres de la nuit : « bassir », et le mot veut dire littéralement «voyant». Mon père croyait fermement que ces gens-la avaient une vue plus perçante que ce qu il était permis d’imaginer. Ils avaient le regard du cœur. Mon père avait peur des aveugles. Il ne saura jamais que je vais en faire partie un jour. Il est parti un peu tôt. Quand il me tenait par la main, j avais l’impression que c’était moi qui le guidais. Jamais plus aucune main ne m avait ensuite communiqué un pareil sentiment. Si, peut-être, toi, un jour, quand je devais traverser pour aller a mon hôtel. Et maintenant, la main de mon fils aîné.
Est-ce que ça valait vraiment la peine d’avoir eu des yeux qui ne voient que la moitié de la vie ?
Maintenant, il faut tout recommencer. Faire l’apprentissage de son autre corps, celui qu on tenait a l’écart, qu on économisait peut-être pour ces grandes occasions. Maintenant, on comprend qu on passait a côté de plein de choses, qu on ne se rendait compte de rien du tout, que ce n’est pas ce que nous croyions avoir saisi. Il y a d’autres ruses, d’autres stratégies guerrières, d’autres domaines a investir et on ne le savait pas avant de s’installer. On avait vu ou entendu parler de ces êtres, et on est maintenant de leur clan, de l’autre côté de la couleur. On pouvait imaginer, mais on va… je vais vivre cela objectivement, matériellement, pour ainsi dire. La machine ne peut plus faire marche arrière. Les couleurs, les formes, les reliefs, les volumes, les perspectives, les 3 D, les ombres, tout cela est entré dans le souvenir. c’était avant que la fenêtre ne se soit complètement fermée. Mais alors, il ne faut pas oublier, il s’agit de se rappeler différemment.
c’est presque beau, c’est apaisant de ne plus être ces deux êtres qui se querellent tout le temps, se repoussant, se détestant. Sans cesse, l’être diurne haïssait le nocturne, l’accusait d’être a l’origine de tous ses maux, cherchait a le détruire, l’étouffait, l’effaçait. l’autre, malade, handicapant, lourd a porter, fragile mais hautain, faible et pourtant fier, sombre, maladroit, lugubre, gémissant, il était dur d’habiter le même corps que lui, de penser a son confort et de toujours travailler a assurer sa sécurité. Il faisait tout pour rendre sa présence co»teuse, épuisait, était insupportable, repoussait, refusait de se laisser aller. La lutte était dure, douloureuse, la cohabitation difficile. Il fallait que l’un des deux abandonne. Il l’a eu a l’usure et maintenant, je suis plus serein.
Il fallait que cette fenêtre se ferme définitivement pour que cessent les rapts et les coups bas. l’enjeu disparu, plus de bataille pour une place sous la lumière.
Pourquoi ne dire que les moitiés des choses ? Pourquoi voiler les autres morceaux de la vérité et qui trompais-je ?
Je vogue entre deux terres
Entre deux termes
Entre deux rives
Deux rêves
Je suis coincé entre moi
Et moi, l’autre
Je ne suis pas de la nuit
Je n’aime pas les étoiles
Je n’en ai jamais
Au grand jamais
Jamais vu
On me dit qu elles sont belles
Mais moi je suis du soleil
On savait dire que c’était chaud, on pouvait sentir que c’était froid. Je pouvais savoir que c’était rugueux, doux, rêche, dur, moelleux, velouté. Je pouvais décrire certains bruits, reconnaître des sons : aigu, grave, cliquetis, sifflant, ténu, grondant, sourd. Mais j étais loin de soupçonner quelle vie il y avait autour, dedans.
Et maintenant, être de l’autre côté de la lumière, de l’autre côté de la couleur, passer derrière l’obscurité, en-dehors du relief, cela fait quoi ?
Ici, tout est plat, plein.
c’est enfin la nuit que j appréhendais,
Non, c’est plutôt la nuit que j attendais, que j espérais pour en avoir le cœur net, pour être enfin moi, uniquement moi, d’une seule pièce.
Il faut aussi, maintenant, apprendre les ruses de ce nouveau corps, de ce corps mutilé, mais riche de ses autres organes. Des organes qui n’ont pas encore servi. La main pour tâter la couleur, l’oreille pour entendre le relief et le cœur pour voir la lumière du matin. Les yeux du cœur, comme disait mon père, rappelez-vous.
Je parle depuis l’autre lumière, depuis les ombres du soir. Il ne me reste que les mots du poète :
« Et le jour pour moi sera comme la nuit »
Alors ? éteinte, la flamme ! Finie, la petite étincelle !
Je parle depuis ma cécité que j imagine belle comme toi mon seul amour, le vrai, le pur, celui qui a les traits de la complicité, tous les traits de l’amitié franche.
C était facile d’être du monde des voyants. Il n’y avait a revendiquer aucun mérite particulier : les choses étaient la, on les regardait, on les évitait, on les reconnaissait immédiatement, on s’en approchait, le cas échéant, on les prenait, on pouvait aussi les cacher. On pouvait les regarder et dire la différence : on les cachait et, d’un seul coup d’œil, on pouvait les retrouver ou montrer aux autres où les trouver. On finissait vite de connaître ou de reconnaître les choses. Elles n’avaient pas beaucoup de secrets et finissaient même par ennuyer.
c’est curieux, ce feu qui ne me consume pas, ces flammes qui ne me dévorent pas, cette tempête qui ne peut pas m arracher ! Je viens de comprendre que tu es l’avenir, ce qui m est arrivé de plus beau dans la vie : le début de ma réconciliation avec moi-même, l’acceptation douce et sereine de la partie malade, de la part blessée, meurtrie de mon être. Dans un même jet de pensée, je lie « secret » et « blessure », « N. » et « lumière ». Je te fais l’ange, le guide, le confident et l’espoir. Tu es ma thérapie, mon opium. Tu comprends, tu peux comprendre cela ?
Naître… je ne savais pas me connaître Apparemment cela était écrit Je te baptise « avenir » ! Je me plais a penser Qu il n’est d’autre plaisir Que celui de mettre en mots Le corps morcelé d’une mémoire en cavale Si la plume se tord Ce n’est point de mon fait Ce n’est plus de ma faute
Prendre naissance sur le blanc Le silence est de plomb
Sur une ville en sursis Une ville oubliée Du « Nouvel Ordre Mondial » Ville en marge de la ville En marge de la vie Ville sous les étoiles Et pourtant vide Ici commence l’ordre De la désappropriation
Il était quelqu un d’autre, comme la plupart des gens que vous connaissez et qui, parfois, vous font croire que ce ne sont pas les autres. Ne les croyez pas, ne les prenez pas au sérieux, ne les approchez pas. Vous ouvrirez autrement les portes de l’enfer.
Cela s’est passé tellement rapidement que je n’ai pas eu le temps de regretter quoi que ce soit. Je n’ai pas eu le temps de me rendre compte.
10 avril : je vois, comme d’habitude
10 avril : je vois moins bien que tout a l’heure
10 avril : le soir est venu bien tôt aujourd hui.
10 avril : c’est déja la nuit ? ? ! ? ! ? ! ? ! ? !
11 avril : c’est toujours la nuit
12 avril, 10 h du matin : c’est toujours la nuit.
J ai compris. J ai compris. Je suis passé de l’autre côté. Je suis devenu aveugle.
Mais que fallait-il qu ils notent ? De quoi fallait-il qu ils se rendent compte ? Moi même, je ne suis pas s»r de la réponse.
J ai encore le souvenir des couleurs.
Il ne m est pas facile de les oublier complètement : elles sont très belles, toutes les couleurs. Je sais que dans le bleu le regard pouvait voyager a l’infini, se perdre. Le rouge, je le sais toujours en train de palpiter, de battre comme un cœur vivant. Le jaune m intriguait. Lorsque j étais un enfant, parmi mes crayons, il était régulièrement le premier a manquer a l’appel du coloriage. Le blanc me mettait souvent mal a l’aise, me donnait le vertige, avec ses surfaces plates où il n’était pas possible de poser le regard sans avoir l’impression de glisser. Le noir ? Quoi, le noir ? Non, il ne me manque pas. Il ne me manque plus.
Maintenant les couleurs ont la même couleur.
Les couleurs ont pris d’autres noms : rêche, doux, soyeux, velouté, lisse, hérissé, mou, ou bien chuchotis, cliquetis, craquement, crissement, frou-frou, frêle, frétillement. Leurs pétillements me sont presque devenus familiers, et les picotements de leurs aiguilles ailées. c’est insidieux.
Maintenant, il n’y a plus de fenêtre et ma chambre est bien froide est humide. Je m y suis enfermé depuis plusieurs mois. Même quand il m arrive de sortir, je la transporte au fond de moi, ma petite fenêtre bien close a jamais.
Je voulais une autre fin de carrière de malvoyant. Vous comprenez cela, vous pouvez le comprendre ? Vous comprenez pourquoi je m accroche aux souvenirs ?
Mohammed Benjelloun
“Voir Barr”, Priodique du Centre de recherche sur les aspects culturels de loa vision, Revue de La Ligue Braille, n’32, 2006