Autrefois a El Jadida, les portes de nos maisons restaient ouvertes et le sentiment de la peur d’être agressé ne nous effleurait guère. Les jours de grand froid, le bon voisinage et la courtoisie poussaient les gens a garder un bout de ficelle pendant a l’extérieur comme pour inviter les visiteurs a entrer sans trop attendre.
Quand il arrive qu un enfant soit surpris par le sommeil chez des voisins, on allait chercher son cartable chez lui et le lendemain on l’accompagnait a l’école après lui avoir servi son petit déjeuner en compagnie de ses propres gosses.
Certaines femmes restaient parfois debout sur les pas de leurs portes, tenant une planche en bois sur laquelle elles avaient soigneusement rangé leur pain, attendant le premier passant pour lui confier, en toute quiétude, la mission de tout déposer dans la boulangerie de « Chababa », « El Bouhali » « El M aayzi »qui se trouvaient généralement sur leur chemin.
Parfois quand deux jdidis se connaissant auparavant juste de vue, se rencontraient dans une autre ville, ils se saluaient, s’embrassaient,se demandaient si l’un et l’autre ne manquait de rien, comme si ils se sont retrouvés a Sydney ou a Caracas.
Quand au cinéma, quant on y allait le soir, c’est tout un groupe du même quartier qui se déplaçait en même temps, histoire de se tenir compagnie. Le ticket d’entrée, on le gardait soigneusement sur nous, car en cas de contrôle de la police, il suffisait a lui seul pour justifier notre présence tardive dehors et a jouer en quelque sorte le rôle de notre carte nationale que très peut de citoyens possédaient a l’époque.
On avait vraiment la sensation que partout dans les alentours de notre cité, c’était chez nous. Les adultes du quartier on les appelait « Ammi » ou « Khalti », et en dépit du manque de moyens chez la majorité des jdidis a cette époque, il y avait cet amour, cette solidarité et cette fraternité entre voisins qui constituaient pour nous enfants, une immense richesse. Une richesse si précieuse qu elle revêt pour tous une valeur inestimable en matière d’affection.
Et aujourd hui, que se passe t-il ? Pourquoi tout le monde se barricade t-il ? Pourquoi ces portes qui restaient entrebâillées jadis se sont-elles toutes fermées ? Pourquoi personne ne fait plus confiance en personne, nous dont la culture de nos parents se basait naguère sur la simple parole ? Pourquoi ce chacun pour soi total et absolu ?
Comment, diable, s’est opéré un tel changement, un tel chamboulement et en un si court laps de temps ?
Est-ce nous qui ont changé par aspirations, par ambition, par imitation ou est ce le cadre de vie autour de nous qui nous a imposé ce rythme et ce style de vie ?
Sur que l’état actuel des choses est un résultat « un amère fruit » de tous ces ingrédients et de tous ces facteurs et de d’autres encore non cité.
Quoi q il en soit, un fossé économique a fini par être aujourd hui enfanté. Nous avons aujourd hui une classe de privilégiés et une autre de démunis et de laissés pour compte au sein d’une cité ou le niveau de vie était pourtant si proche entre les familles au lendemain de l’indépendance.
Comment un tel changement et surtout comment un tel écart puissent ils avoir lieu entre les familles en si peu de temps?
Est-ce parce que personne n’a rien vu venir, ou parce que ceux qui devaient tirer la sonnette d’alarme étaient ceux a qui profitait la conjoncture environnante ?
N empêche que ces changements économiques, si brusques, si criards ont fini par entraîner un changement de mentalité chez les jdidis. Les appellations de « Ammi », « Khalti », « Oueld Labled », ont presque disparu pour laisser place a des surnoms de caïds des quartiers, semant panique et terreur a chaque coin de rue, tel que : « Draoui », « Halloufa », « Kh nifissa » « Lakraa » Oueld Habiba »Que du joli monde en perspective.
Ces nouveaux Zoros d’un nouveau genre, ces Dracula avides de sang d’innocents et paisibles citoyens, comment ont-ils pu être fabriqués par cette ville naguère si calme et si jalousée pour sa quiétude légendaire, par pratiquement toutes les autres villes du royaume ?
Vrai que les jdidis qui vivaient jadis presque en communauté,se partageant tout, ayant un niveau de vie si proche les uns des autres, ont fini par connaitre des proportions parfois criardes sur le plan de leurs niveaux de vie respectifs.
Et personne pour poser la principale question pour savoir si ces nouveaux riches, ne le sont ils pas devenus grâce a des chemins aussi injustes que frauduleux.
Car, si s’enrichir est un droit dans toute démocratie, la fraude reste un Délit.
Si au moins la solidarité qui prédominait jadis a pu prévaloir, elle aurait pu empêcher certains d’atteindre les abysses de la marginalisation, de la misère, du désespoirLa solidarité, l’amour du prochain, ne sont ils pas des valeurs chères a notre religion ?
Et l’éducation de nos parents ? Et l’amour et le respect d’autrui qu ils nous ont inculqué ?
L’égoïsme des nouveaux riches, des protagonistes et des arrivistes sans foi, leur soif du gain a n’importe quel prix et quel qu il en soit les moyens, ne sont ils pas le signe précurseur de la décadence des valeurs, voire de la décadence tout court d’une citénotre cité ?
Quand un adolescent vous braque avec son « Faka » de 14 cm, pour vous délecter et vous alléger de vos bien, pensez a tous ce que notre société a perdu par apport a la société de nos parents. Pensez qu une société n’est pas viable quand il y en a plein pour les uns (frauduleusement surtout ) et rien pour les autres (Missa) !
En parlant l’autre jour avec une connaissance de cette notion de « Oueld Labled » et de tout ce que cela revêtait comme éthique, il m a répondu ironiquement : « tu sais a El Jadida, on dit aussi des sardines qu elles sont « sardines Labled » ce qui ne nous empêche pas de les « manger » a toutes les sauces possibles et imaginables ».
Abdellah HANBALI
Ahdate Doukkalia